Auteur : Avocats Sans Frontières Canada
Organisation affiliée : ASF
Type de publication : Rapport
Date de publication : Janvier 2020
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Les différents facteurs fragilisant l’accès à la justice au Mali
- La dégradation du contexte sécuritaire au Nord et au Centre du pays
Depuis le début de l’année 2019, les massacres au centre du Mali s’enchainent, faisant de nombreuses victimes. La principale conséquence de l’insécurité en matière d’accès à la justice est la présence très limitée du pouvoir judiciaire dans les régions affectées par le conflit. Au nord du Mali, le pouvoir judiciaire « reste dans l’ensemble absent ou peu fonctionnel en dehors des villes principales ». À Gao par exemple, depuis 2016, les 37 dossiers judiciarisés par l’ONG GREFFA devant les tribunaux de cette ville n’ont donné lieu qu’à une seule décision judiciaire sur le fond.
Malgré les relances de l’avocat chargé de ces dossiers, les 36 autres dossiers pendants ne connaissent pas d’avancées. Lorsqu’ils ne sont pas tout simplement absents des tribunaux, paralysant ainsi l’administration de la justice dans les zones où le contexte sécuritaire est critique, les magistrat.e.s qui osent demeurer présent.e.s renoncent à assumer sérieusement leurs fonctions, ce qui impliquerait de mener des enquêtes et de poursuivre des éléments de groupes armés présumés avoir commis des violations des droits humains.
- La corruption au sein du système de justice malien
La corruption du secteur de la justice est un facteur clé contribuant au manque de confiance des citoyens envers les autorités judiciaires. La méconnaissance du fonctionnement du système de justice chez les justiciables favorise les tentatives de corruption à leur encontre, que ce soit à travers la demande de frais injustifiés ou d’autres types d’arnaques. Par exemple, l’une des pratiques communes au sein du corps policier est de demander à un.e Malien.ne qui porte plainte de verser « le prix de l’essence » ou « le prix du déplacement ».
Ces frais, réclamés arbitrairement, ne sont justifiés par aucune loi ou règlement et font office de pots-de-vin camouflés. L’appareil judiciaire n’est pas épargné par les malversations, qui peuvent prendre diverses formes ; pots-devin, trafic d’influence, abus des procédures judiciaires à des fins privées, chantage, intimidation, et mener ultimement au prononcé de décisions injustes ou abusives.
Les principaux facteurs encourageant la corruption du secteur de la justice au Mali sont notamment les mauvaises conditions de travail et de rémunération des acteurs et actrices de la justice ainsi que l’impunité dont a toujours bénéficié le personnel qui s’adonne à la corruption. Compte tenu de cette corruption généralisée au sein du système de justice, il n’est pas surprenant de constater que les justiciables éprouvent une réticence à porter plainte ou à intenter un recours devant les tribunaux.
L’appareil judiciaire n’est pas épargné par les malversations, qui peuvent prendre diverses formes ; pots-devin, trafic d’influence, abus des procédures judiciaires à des fins privées, chantage, intimidation, et mener ultimement au prononcé de décisions injustes ou abusives
- L’inaccessibilité de la justice pour les justiciables
L’accès à la justice peut s’avérer difficile, en particulier pour les personnes démunies, pour différentes raisons, telles que le manque de ressources financières, le manque de sensibilisation quant aux moyens d’accéder à la justice, la maîtrise insuffisante de la langue française, ainsi que les longues distances à parcourir pour atteindre les villes où sont situés les tribunaux. Ainsi, les services d’aide juridique dispensés gratuitement aux personnes en situation de vulnérabilité sont souvent le seul moyen leur permettant de surmonter ces obstacles.
Le faible nombre d’avocat.e.s exerçant au Mali constitue un obstacle à la représentation légale des justiciables et ce problème est exacerbé à l’extérieur de la capitale. En effet, sur les 326 avocat.e.s inscrit.e.s au Barreau du Mali, seul.e.s 11 – soit moins de 4% d’entre eux – exercent en dehors de Bamako. On peut imaginer qu’un.e avocat.e agissant en représentation d’une partie dans un litige ait déjà représenté la partie adverse par le passé. Ce risque est évidemment décuplé lorsqu’un.e seul.e avocat.e exerce dans une région, comme à Ségou par exemple.
Pour une grande majorité des Malien.ne.s, le coût de la justice formelle est trop élevé, et ce, malgré l’adoption d’une loi relative à l’assistance judiciaire, qui offre des services juridiques sans frais aux personnes indigentes. Les justiciables sont donc plus porté.e.s à se tourner vers la justice traditionnelle, qui est, pour sa part, gratuite. 87,9% des Malien.ne.s sont d’avis que la justice est au service des riches et du pouvoir.
Pour une grande majorité des Malien.ne.s, le coût de la justice formelle est trop élevé, et ce, malgré l’adoption d’une loi relative à l’assistance judiciaire, qui offre des services juridiques sans frais aux personnes indigentes
- Les dysfonctionnements du système de justice malien
En 2019, le ministère de la Justice dispose d’à peine 0,8% du budget total de l’État, ce qui explique le manque de personnel, d’équipements, et de moyens matériels et techniques mis à la disposition de l’appareil judiciaire. Par ailleurs, parce qu’il dispose d’un très faible budget, le secteur de la justice dépend presque entièrement des financements des bailleurs de fonds internationaux pour la mise en œuvre de ses politiques, voire pour la rémunération de ses fonctionnaires. C’est également avec l’appui des partenaires techniques et financiers (PTF) que le Mali a pu financer la construction de nouvelles infrastructures, telles que des maisons d’arrêt ou encore les One Stop Centers.
Actuellement, 595 magistrat.e.s exercent au Mali. Sachant que la population malienne s’élève à plus de 19 millions d’habitant.e.s, le ratio magistrat.e.s par habitant.e.s est d’un.e magistrat.e pour 32 000 personnes. Alors que la moyenne européenne est de 20,9 magistrat.e.s pour 100 000 habitant.e.s, au Mali, ce ratio est de 3,1 pour 100 000 habitant.e.s. Le délai de traitement des dossiers ne permet pas le respect du droit à l’accès à la justice dans un délai raisonnable, bien qu’un arrêt de la Cour de Justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ait précisément intimé à l’État malien de se conformer aux standards internationaux en la matière.
De manière générale, la difficulté à faire exécuter les décisions de justice constitue un problème majeur au Mali, qui a été relevé par le Médiateur de la République. L’inexécution est presque devenue « la règle », ce qui constitue un déni de justice pour les justiciables. Cet immobilisme est dû aux entraves répétées des procureur.e.s dans le travail des huissier.e.s chargé.e.s de l’exécution des décisions, notamment en refusant de signer la réquisition permettant à l’huissier.e de se faire accompagner par les agent.e.s de la force publique, ou encore, en demandant aux agent.e.s de se retirer ou à l’huissier.e de surseoir à l’exécution alors que le processus a débuté.
- Un cadre normatif ne garantissant pas l’accès à la justice
L’absence de lois, de politiques et de programmes relatifs à la protection des victimes et témoins au Mali constitue une limite importante à l’accès à la justice et à la lutte contre l’impunité, en particulier pour les victimes et les témoins de graves violations des droits humains, qui craignent souvent les représailles et, pour cette raison, renoncent à dénoncer les violations commises à leur encontre, surtout lorsque les présumé.e.s agresseur.e.s font partie de groupes armés toujours actifs. À titre d’exemple, le Pôle judiciaire spécialisé (PJS) a récemment entamé des enquêtes à propos du massacre perpétré à Ogossagou en mars 2019 et qui a causé la mort de plus de 160 personnes. La milice présumée avoir commis ces violences s’est alors engagée dans un cycle de représailles et de violences dirigées contre les civils.
Au Mali, les cas de violences basées sur le genre (VBG) sont rarement dénoncés « par crainte de représailles, ou encore parce que les victimes craignent d’être stigmatisées ». Des mesures de protection adéquates permettraient de garantir la protection des victimes et des témoins contre l’intimidation, les représailles, ainsi que d’éviter de nouveaux traumatismes au cours de l’enquête et tout au long de la procédure judiciaire.
Les principales avancées en matière d’accès à la justice au Mali
- L’accès à la justice pour le biais de recours régionaux et sous régionaux
En mai 2018, la CJCEDEAO a rendu un arrêt dans l’affaire Aminata Diantou Diane c République du Mali concernant la violation du droit de la requérante à faire entendre sa cause équitablement dans un délai raisonnable. Dans cette décision, la Cour a souligné « […] que la plupart des plaintes de la requérante ci-dessus évoquées, ont connu sur le plan procédural, des péripéties incompréhensibles qui frisent le déni de justice ».
La Cour a ainsi rappelé l’obligation du Mali d’aménager son système judiciaire de manière à répondre à l’exigence d’une justice prompte, sous peine d’engager sa responsabilité et a conclu que le Mali a violé le droit de la requérante à faire entendre sa cause équitablement dans un délai raisonnable, du fait de la « défaillance du système judiciaire ».
Dans la décision Association pour le progrès et la défense des droits des femmes maliennes (APDF) et Institute for Human Rights and Development in Africa (IHRDA) c Mali, la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) a statué en mai 2018 sur une affaire concernant les pratiques discriminatoires envers les femmes au Mali, plus particulièrement les mariages forcés de jeunes filles. Le Code des personnes et de la famille du Mali prévoit que les officiers d’état civil et les ministres du Culte sont compétents pour prononcer le mariage, mais sans pour autant prévoir d’obligation pour les ministres du Culte de vérifier le consentement des époux.
Dans sa décision, la Cour a conclu que les lacunes du Mali sur le plan législatif constituent une violation de l’article 2(2) du Protocole de Maputo visant à mettre un terme aux pratiques traditionnelles néfastes à l’égard des femmes.Depuis le prononcé de la décision, le gouvernement malien n’a pas donné suite à l’ordonnance de la CADHP, mais a néanmoins annoncé en juin 2018 que les ministres du Culte doivent désormais remplir un document devant contenir le consentement au mariage.
- Les diverses réformes favorisant l’accès à la justice au Mali
Au cours des dernières années, plusieurs réformes démontrant la volonté de l’État malien de renforcer l’accès à la justice au Mali ont vu le jour. On pense notamment à l’élargissement des compétences du Pôle judiciaire spécialisé, au renouvellement du mandat et à la création d’antennes régionales à la CVJR et à la refondation en 2016 de la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH).
Depuis juillet 2019, le PJS est devenu compétent pour juger des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, de génocide, de terrorisme, de financement du terrorisme et de blanchiment des capitaux. Il a donc compétence pour enquêter sur les violences perpétrées depuis 2012 au Mali et poursuivre les auteur.e.s présumé.e.s. L’élargissement des compétences du PJS permet désormais de remédier à l’absence d’instance judiciaire spécialisée compétente pour traiter ce type de dossiers.
La Commission Vérité Justice Réconciliation (CVJR), créée en 2014, a pour mission de contribuer à la restauration d’une paix durable à travers la recherche de la vérité, la réconciliation et la consolidation de l’unité nationale et des valeurs démocratiques. Le mandat de la CVJR a été renouvelé jusqu’au 31 décembre 2021 et ses travaux couvrent désormais la période qui s’étend de 1960 à 2019. La justice offerte par la CVJR est réparatrice et vise à donner la parole aux victimes. Le travail de la CVJR est complémentaire au travail effectué par les acteurs et actrices de la justice dite « formelle » et représente un mode alternatif pour les victimes d’accéder à une forme de justice.
La Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH), refondée en 2016, a pour mission la protection et la promotion des droits humains, ainsi que la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants. La CNDH est chargée entre autres de recevoir des plaintes individuelles ou collectives à propos de toute allégation de violation des droits humains, d’offrir une assistance juridique aux plaignant.e.s, d’entreprendre des enquêtes et d’adresser aux autorités concernées des recommandations visant à renforcer le respect et la protection des droits humains.
Les perspectives de renforcement de l’accès à la justice au Mali
- Le rôle joué par la société civile malienne
Les organisations de la société civile (OSC) opèrent dans l’ensemble du Mali afin de renforcer l’accès à la justice de la population. Pour ce faire, elles ont recours à des juristes ou aux parajuristes, qui connaît un essor important au Mali, afin de pallier le manque d’avocat.e.s disponibles et contourner le problème du coût élevé des honoraires demandés. Les parajuristes exercent des tâches qui demandent une certaine connaissance du droit et des procédures judiciaires sans pour autant exiger un diplôme en droit. Ils offrent des informations et conseils juridiques, accompagnent et orientent les bénéficiaires, mais ils ne peuvent toutefois représenter les victimes devant les tribunaux.
Le comité de plaidoyer « Espoir » est un rassemblement de près d’une vingtaine d’OSC maliennes mobilisées autour de quelques enjeux-clés, dont la lutte contre l’impunité. Ce comité plaide notamment pour l’adoption d’une loi sur la protection des victimes et des témoins, ainsi que pour l’adoption d’une loi contre les VBG. Cet engagement de la société civile malienne dans la lutte contre l’impunité représente une opportunité pour l’avenir. Leurs efforts de plaidoyer pourraient mener à l’adoption de lois offrant un cadre législatif favorisant l’accès à la justice de tous et toutes les Malien.ne.s.
- Les initiatives visant à renforcer l’accompagnement des victimes de VBG
Afin d’accompagner les femmes et les filles ayant subi des violences, la Direction générale de la police et ONU Femmes ont lancé en 2014 une ligne téléphonique d’urgence, communément appelée « ligne verte » ou « ligne VBG », au numéro 80333. Il s’agit d’une ligne d’urgence pour signaler des cas de violences subies par les femmes et les filles. Ce service est complémentaire au rôle joué par les One Stop Centers. Néanmoins, à l’heure actuelle, cette ligne ne couvre que la région de Bamako. Pour rendre ce service véritablement utile, il faudrait, d’une part, que la ligne verte ait une couverture nationale, et, d’autre part, améliorer la gestion de celle-ci, par exemple en faisant en sorte que les correspondant.e.s soient joignables en tout temps.
Il existe actuellement au Mali quatre « One Stop Centers », soit deux à Bamako (en communes IV et V), un à Mopti et un à Tombouctou. Il s’agit de centres d’accompagnement holistique des victimes, qui leur offrent notamment une assistance judiciaire, psychosociale et médicale par des personnes spécialement formées sur les VBG. Les One Stop Centers offrent également aux victimes présent.e.s des formations portant sur les activités génératrices de revenus. Alors que l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime et le Programme des Nations unies pour le développement recommandent la mise en place de ce type de centres où sont offerts à la fois des services juridiques et judiciaires ainsi qu’un accompagnement psychosocial et médical, les One Stop Centers manquent de moyens humains et financiers suffisants pour être pleinement fonctionnels.
- Recommandation
Afin de faire face aux défis qui précarisent l’accès à la justice et consolider les mesures de réforme qui ont été amorcées, il convient que les parties prenantes concernées portent une attention soutenue à un certain nombre de facteurs et s’attaquent à différents chantiers qui restent en suspens ou ne connaissent pas de progrès significatifs. La section qui suit propose quelques recommandations à destination de différent.e.s acteurs et actrices.
- À l’Assemblée nationale du Mali :
- Réviser et adapter les textes de lois actuellement en vigueur afin de les rendre conformes au droit international des droits humains, notamment le Code des personnes et de la famille et le Code de procédure pénale ;
- Réviser la Loi relative à l’assistance judiciaire et créer un fonds pour en assurer le fonctionnement ;
- Restructurer et redynamiser les organes de contrôle du système de justice ;
- Encourager un plus grand investissement dans le secteur de la justice, notamment en augmentant le budget accordé par l’État.
- Au ministre de la Justice et des Droits de l’Homme :
- Encourager la décentralisation des AAJ, notamment les avocat.e.s et les magistrat.e.s, vers les régions ;
- Encourager le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits et favoriser la formation des AAJ en la matière ;
- Inciter les AAJ à recevoir des formations sur le droit international des droits humains ;
- Revaloriser la justice traditionnelle en s’assurant que les autorités traditionnelles soient formées afin de garantir le respect des droits humains, notamment les droits des femmes et les garanties judiciaires.
- Aux organisations de la société civile malienne :
- Développer des campagnes d’information juridique à destination de la population, à travers les médias de proximité, traduites dans les langues nationales ;
- Développer des stratégies de plaidoyer concertées pour l’adoption d’une loi contre les violences basées sur le genre et pour l’adoption d’une loi relative à la protection des victimes et des témoins.
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