Auteurs : Nathaniel Allen et Catherine Lena Kelly
Organisation affiliée : Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique
Type de publication : Article
Date de publication : 13 janvier 2022
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La répression numérique est en plein essor dans de nombreuses régions d’Afrique. Plus d’une douzaine de pays africains ont récemment subi des coupures d’Internet motivées par des raisons politiques. Des pays d’un nombre équivalent ont été désignés comme opérateurs de logiciels espions de niveau militaire (tels que Pegasus, RCS et FinFisher), utilisés pour traquer les opposants et militants politiques nationaux avec la même vigueur que les criminels et les terroristes. Des gouvernements utilisent des outils automatisés soumettant les plateformes des médias sociaux à une étroite surveillance.
Paradoxalement, bien que souvent présentée comme nécessaire pour renforcer la sécurité, l’adoption de la répression numérique n’a pas réussi à améliorer la sécurité en Afrique. Au lieu de cela, les tactiques, technologies et politiques de répression numérique s’avèrent préjudiciables à la sécurité nationale et aux citoyens.
· La montée de la répression numérique
Alors que de plus en plus d’Africains s’informent sur Internet, certains gouvernements ont adopté des formes de répression numériqus visant à exercer davantage de contrôle sur l’environnement de l’information.
Le type de répression numérique le plus visible en Afrique est la limitation de l’utilisation et de l’accès à Internet et aux télécommunications. Au cours de la dernière décennie, le continent africain a subi des coupures et des restrictions d’Internet à répétition. En 2021, au moins 10 pays africains ont connu une coupure majeure d’Internet, plus que dans toutes les autres régions du monde. Internet a été coupé à l’approche ou au lendemain d’élections contestées en Ouganda, en République du Congo et en Guinée. Des tactiques similaires ont été appliquées aux citoyens qui manifestaient en faveur de la démocratie et de la gouvernance civile au Togo, en Eswatini et au Soudan. Parfois, des coupures ont même eu lieu dans des pays plus libres. Les dirigeants ont coupé Internet lors d’élections à enjeux élevés au Niger et lors de manifestations populaires au Sénégal et au Burkina Faso. Ces interventions mettent à rude épreuve l’équilibre entre les libertés et la sécurité, qui est un principe fondamental d’une gouvernance ouverte et démocratique.
Enfin, les dirigeants autoritaires d’Afrique appliquent de nouvelles lois sur la cybersécurité, la liberté d’expression en ligne et le partage de données, de manière à étendre les pouvoirs exécutifs qui leur permettent de réprimer la liberté d’expression et les tentatives de lancement d’alerte. Le Code numérique du Bénin de 2018, qui criminalise les délits de presse en ligne, y compris la publication de fausses informations, a été utilisé pour arrêter les journalistes qui couvraient les déclarations publiques faites par des fonctionnaires et qui étaient embarrassantes pour le gouvernement.
Les dirigeants ont coupé Internet lors d’élections à enjeux élevés au Niger et lors de manifestations populaires au Sénégal et au Burkina Faso. Ces interventions mettent à rude épreuve l’équilibre entre les libertés et la sécurité, qui est un principe fondamental d’une gouvernance ouverte et démocratique
Dans d’autres cas, les gouvernements utilisent les lois existantes sur la parole et la liberté d’expression pour réprimer les opinions des opposants et des militants dans la sphère numérique. Les autorités ivoiriennes ont utilisé les lois anti-diffamation du pays pour condamner au pénal les journalistes qui publient en ligne des articles dénonçant des conditions de détention inadéquates et d’éventuels cas de corruption.
· Cyberdimensions de la sécurité africaine
Bien que justifiée par certains dirigeants africains pour des raisons de sécurité, la répression numérique s’est avérée inefficace, voire carrément nuisible, pour relever les défis de sécurité du continent.
En premier lieu, la répression numérique s’est avérée être un moyen coûteux de réponse aux menaces de cybersécurité pour les dirigeants. Les coupures d’Internet ont causé des milliards de dollars de pertes économiques ces dernières années. On estime que les coupures d’Internet en Algérie et au Tchad cette même année ont coûté à chacun de ces pays plus de 100 millions de dollars. Une tension économique accrue dans des environnements déjà difficiles est un facteur d’instabilité supplémentaire.
Le Code numérique du Bénin de 2018, qui criminalise les délits de presse en ligne, y compris la publication de fausses informations, a été utilisé pour arrêter les journalistes qui couvraient les déclarations publiques faites par des fonctionnaires et qui étaient embarrassantes pour le gouvernement
La répression numérique peut non seulement saper la démocratie, mais aussi alimenter l’instabilité politique. Les trois quarts des 16 pays africains confrontés à des conflits armés sont autoritaires ou semi-autoritaires, ce qui souligne le caractère central de l’exclusion politique au sein des conflits internes de l’Afrique. La répression numérique amplifie plutôt qu’atténue ces tensions. L’usage intensif de techniques de répression numérique par les gouvernements du Zimbabwe (Robert Mugabe), du Soudan (Omar el-Bechir) et de l’Algérie (Abdelaziz Bouteflika) n’a pas empêché leur destitution face aux manifestations généralisées et aux troubles populaires. L’Éthiopie possède l’un des systèmes de surveillance numérique les plus draconiens et les plus sophistiqués d’Afrique. Pourtant, ce système n’a pas réussi à empêcher le régime du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) de perdre le pouvoir en 2018.
Contrairement à des mesures plus punitives, il existe des preuves que la déstructuration par les entreprises de médias sociaux et la vérification des faits par des organes de presse indépendants peut réduire le soutien et le recrutement dans les groupes extrémistes. Le secteur privé joue un rôle plus important dans la lutte contre l’extrémisme violent en ligne que ne l’imaginent souvent les acteurs de la sécurité nationale.
· Approches africaines de la cybergouvernance centrée sur les citoyens
L’évolution rapide des technologies pose des défis juridiques et politiques, même aux pays qui ont une gouvernance démocratique de longue date en Afrique et dans le monde. La solution, cependant, réside dans l’adaptation plutôt que dans un tout nouveau modèle. Malgré des tendances globales moroses, des initiatives prometteuses émergent à travers le continent et démontrent le fait que la sécurité numérique ne doit pas se faire au détriment de la sécurité des citoyens.
Au niveau continental, de multiples initiatives voient le jour dans l’objectif de donner aux gouvernements des outils pour lutter contre la cybercriminalité et protéger la liberté numérique. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples s’est concentrée sur les droits numériques lors de sa 68e session en 2021, en s’appuyant sur Déclaration de principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique qui a été adoptée en 2019. L’Union internationale des télécommunications des Nations Unies, en partenariat avec l’équipe d’intervention en cas d’urgence informatique de Maurice, a récemment créé un Centre d’excellence en cybersécurité en Afrique.
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples s’est concentrée sur les droits numériques lors de sa 68e session en 2021, en s’appuyant sur Déclaration de principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique qui a été adoptée en 2019
Au niveau national, certains gouvernements africains font des efforts louables visant à adopter des politiques de cybersécurité centrées sur les citoyens. Par exemple, après des années de va-et-vient entre les acteurs de la société civile et les autorités, la récente législation sud-africaine sur la cybercriminalité et la protection des données personnelles tente résolument de définir clairement la cybercriminalité et d’établir des normes respectueuses des droits pour la combattre. Au Sénégal, le Centre national d’études stratégiques du gouvernement, le Centre des Hautes Études en Défense et de Sécurité (CHEDS), a organisé une série de dialogues avec des professionnels des médias et la société civile, afin de jeter des ponts entre ces acteurs et le secteur de la sécurité.
· Points clés à retenir
S’ils souhaitent gouverner de manière durable et efficace, les gouvernements africains doivent placer la sécurité des citoyens au cœur des efforts visant à faire face aux défis de la cybersécurité. Il existe des arguments clairs et convaincants pour que les dirigeants s’abstiennent de toute répression numérique au service de réformes de cybersécurité plus durables, visant à promouvoir une économie numérique dynamique et à renforcer le soutien des peuples. Cela comprend le renforcement de la responsabilité des mécanismes de contrôle exécutif, l’élaboration de lois sur la cybersécurité plus précises et ciblées, et la réduction de l’utilisation de méthodes brutales telles que les coupures et les restrictions qui bloquent Internet ou dissuadent la parole et les communications en ligne pour de nombreuses personnes.
Les dirigeants africains doivent veiller à ce que les stratégies et les lois en matière de cybersécurité soient élaborées de manière inclusive, mises en œuvre de manière proportionnelle et appliquées de manière apolitique
Dans certains cas, les dirigeants peuvent être tentés d’imposer des restrictions pour servir des intérêts politiques à court terme. Cependant, cela se fait au détriment de la stabilité politique à long terme et de la confiance des investisseurs. Dans ces cas, les gouvernements devront être poussés vers des réformes par la société civile, ainsi que par les acteurs régionaux et internationaux. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit d’accroître le contrôle indépendant de l’exécutif par d’autres branches du gouvernement, par les médias et par la société civile.
La démocratie et la cybersécurité sont non seulement compatibles mais peuvent être synergiques. Les dirigeants africains doivent veiller à ce que les stratégies et les lois en matière de cybersécurité soient élaborées de manière inclusive, mises en œuvre de manière proportionnelle et appliquées de manière apolitique. En adoptant des politiques de cybersécurité centrées sur les citoyens, les gouvernements africains ont la possibilité de sauvegarder la démocratie, de promouvoir la paix et de rétablir la confiance en un contrat social qui est souvent de plus en plus ébranlé.
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