Auteur : Amnesty International
Type de publication : Rapport
Date de publication: 2020
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Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
- L’IMPUNITÉ EN HÉRITAGE
Durant les 26 ans passés à la tête du pays par le président Ahmed Sékou Touré, 24 ans par Lansana Conté, un an pour Moussa Dadis Camara et 10 ans de présidence d’Alpha Condé, de graves violations des droits humains ont été commises en toute impunité. Le régime de Ahmed Sékou Touré a été rythmé par une succession de « complots », prétextes réels ou supposés à des vagues d’arrestations et d’exécutions d’opposants. Aucune justice n’a été rendue pour les victimes détenues au camp Boiro, lieu symbolisant la répression, ni pour celles exécutées par balles ou pendues.
Entre janvier et février 2007, 135 manifestants ont été abattus par les forces de défense et de sécurité lors d’une grève générale, au cours de laquelle syndicats et opposition politique réclamaient la démission du président Lansana Conté. Une plainte devant la justice guinéenne a été déposée concernant ces faits par l’Organisation guinéenne des droits de l’homme (OGDH) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) en mai 2012, donnant lieu à l’ouverture d’une information judiciaire qui est toujours en cours.
Le 28 septembre 2009, 157 personnes rassemblées dans le stade du 28 septembre à Conakry ont été tuées par différents corps armés. Au moins 109 femmes ont été victimes de viols et d’autres violences sexuelles. Le rassemblement avait été organisé pour protester contre l’intention de Moussa Dadis Camara, alors chef de la junte au pouvoir, de se présenter à l’élection présidentielle. Onze ans après ce massacre, la justice n’a toujours pas été rendue alors que l’enquête est terminée depuis novembre 2017, et que la Cour suprême a définitivement clos l’instruction en juin 2019 en rejetant un recours de la partie civile visant à requalifier les événements en « crimes contre l’humanité » plutôt qu’en « crimes ordinaires », et à contester le non-lieu en faveur d’officiers militaires.
Entre janvier et février 2007, 135 manifestants ont été abattus par les forces de défense et de sécurité lors d’une grève générale, au cours de laquelle syndicats et opposition politique réclamaient la démission du président Lansana Conté
Un comité de pilotage du procès a été créé en avril 2018. « Tous les présumés auteurs desdites exactions, quels que soient leur appartenance politique, leur titre, leur rang ou leur grade, devront répondre de leurs actes devant la justice de notre pays », a déclaré le premier ministre Kassory Fofana le 27 septembre 2019. Le 28 septembre 2019, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a regretté que « peu de progrès tangibles ont été enregistrés jusqu’à présent ». Le 13 janvier 2020, le premier ministre a posé la première pierre du tribunal spécial de Conakry destiné à abriter le procès des crimes du 28 septembre 2009. Le même mois, le ministre de la Justice, Mohamed Lamine Fofana, a annoncé la tenue du procès en juin 2020. Mais le procès n’était toujours pas en vue au début du mois de septembre. Par ailleurs, plusieurs suspects inculpés occupent jusqu’à présent des postes à haute responsabilité. C’est notamment le cas de Moussa Tiégboro Camara, secrétaire général chargé des services spéciaux de lutte contre le grand banditisme et les crimes organisés.
Le 28 septembre 2009, 157 personnes rassemblées dans le stade du 28 septembre à Conakry ont été tuées par différents corps armés. Au moins 109 femmes ont été victimes de viols et d’autres violences sexuelles
L’élection en 2010 d’Alpha Condé, ancien opposant emprisonné sous Lansana Conté, n’a pas non plus marqué de tournant dans la lutte contre l’impunité des violations des droits humains commises en cours de mandat. Près de 200 personnes ont été tuées dans des manifestations depuis 2010, selon des chiffres rapportés par les médias et l’opposition, et en l’absence de recensement par les autorités.
Pour les violations des droits humains commises avant la période considérée par ce rapport, l’impunité est demeurée la règle, les cas de poursuites l’exception. En février 2019, le commandant d’une équipe de la Brigade anticriminalité (BAC) de Conakry a été condamné à six ans de prison pour avoir torturé un détenu. À la connaissance d’Amnesty International, le seul procès portant sur la mort d’un manifestant est celui d’un capitaine de police déclaré coupable et condamné en février 2019 – et en dépit d’une procédure polémique- à 10 ans d’emprisonnement pour avoir tué Thierno Hamidou Diallo, lors d’une marche de l’opposition en août 2016.
- UNE NOUVELLE CONSTITUTION À L’ORIGINE DE LA CONTESTATION
Les manifestations de l’opposition se sont cristallisées en 2019 et 2020 autour du projet de nouvelle Constitution. Initié par la majorité présidentielle, il a été mené à son terme le 22 mars à l’issue d’un référendum contesté, couplé à des élections législatives et marqué par une répression sanglante. Le projet de changement de Constitution a été perçu dès sa genèse comme un subterfuge pour permettre au président Alpha Condé de se maintenir au pouvoir, au-delà des deux mandats prévus par la Constitution. Le président a commencé à remettre en cause le principe de limitation de la durée des mandats après sa réélection en 2015. Dans son sillage, ses partisans ont explicitement associé le projet de changement de Constitution au maintien au pouvoir du président en place, qu’il s’agisse de responsables du Rassemblement du Peuple de Guinée (RPG, parti au pouvoir), de ministres, du secrétaire général à la Présidence ou du premier ministre. De hauts fonctionnaires se sont également exprimés publiquement en faveur d’un maintien au pouvoir d’Alpha Condé, notamment le directeur général de la police et le préfet de Kankan. Les soutiens de partenaires internationaux de la Guinée à ce projet ont été publicisés, comme celui de la Russie.
À partir de 2019, la campagne pour un changement de Constitution a battu son plein, attisant les contestations. Lors d’événements publics tels que la Journée internationale des droits des femmes, en 2019 et 2020, des discours sur les avantages supposés pour les femmes d’une nouvelle Constitution, et des manifestations en faveur de celle-ci ont été organisées. Deux affiches géantes ont couvert le bâtiment de l’Assemblée nationale : la première en faveur d’une nouvelle Constitution, la seconde montrant une photo du président associée à cette phrase : « Fier d’avoir sacrifié 50 ans de ma vie pour vous ». La Radio Télévision Guinéenne (RTG, télévision publique) a couvert de façon biaisée certains déplacements du président dans le pays, en interviewant ou en filmant les seuls partisans du projet présidentiel.
Le projet de changement de Constitution a été perçu dès sa genèse comme un subterfuge pour permettre au président Alpha Condé de se maintenir au pouvoir, au-delà des deux mandats prévus par la Constitution
Le FNDC a dénoncé « l’évolution du rôle de la RTG vers la croisade de propagande qu’elle mène actuellement au service du troisième mandat, en violation des obligations élémentaires de neutralité rattachées au service public. » Le 3 octobre 2018, un décret présidentiel a avalisé la destitution intervenue le 12 septembre 2018 du président de la Cour constitutionnelle, Kèlèfa Sall, par huit des neuf conseillers qui composent la Cour.
Au terme de ce processus de promotion d’une nouvelle Constitution, Alpha Condé a informé le 23 septembre 2019 la communauté guinéenne de New York de la tenue d’un référendum, avant de l’annoncer dans un discours à la nation le 19 décembre 2019. Selon l’article 40 de ce texte diffusé le même jour, le président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de six ans, renouvelable une fois, offrant ainsi au prochain président la possibilité de demeurer au pouvoir 12 ans. Prévu initialement le 28 décembre 2019, puis le 15 mars, le double-scrutin référendaire et législatif s’est finalement tenu le 22 mars, en dépit des réserves émises par des partenaires de la Guinée et par les principales institutions africaines.
Le 3 octobre 2018, un décret présidentiel a avalisé la destitution intervenue le 12 septembre 2018 du président de la Cour constitutionnelle, Kèlèfa Sall, par huit des neuf conseillers qui composent la Cour
Le 24 février, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) a annoncé qu’elle suspendait sa participation au processus électoral. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a fait de même le 27 février, suivie de l’Union africaine le 28 février. Suite à une mission d’experts, la CEDEAO a recommandé le 2 mars 2020 dans une lettre aux autorités guinéennes de retirer des listes électorales quelque deux millions et demi d’électeurs enregistrés sans pièces justificatives, soit plus du tiers du nombre total d’électeurs.
Selon l’article 40 de ce texte diffusé le même jour, le président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de six ans, renouvelable une fois, offrant ainsi au prochain président la possibilité de demeurer au pouvoir 12 ans
Après l’annonce des premiers résultats le 27 mars, l’Union européenne et l’ambassade des États-Unis en Guinée ont remis en cause la crédibilité du référendum, après la validation des résultats par la Cour constitutionnelle le 3 avril. Un décret présidentiel a promulgué la Constitution le 6 avril40 officiellement adoptée à 89,76% des voix. La volonté des autorités d’avancer vers un changement de Constitution a conduit à des dissensions au sein du gouvernement, symbolisées par la démission de trois ministres. Le 14 novembre 2018 le ministre de l’Unité nationale et de la Citoyenneté, Khalifa Gassama Diaby, a quitté ses fonctions en souhaitant que « notre pays renonce à la violence d’État, à la violence politique et sociale ainsi qu’à toutes les formes d’injustice, d’exclusion ou de mépris qui constituent les ingrédients explosifs de la haine, de la violence, de la division et de notre destruction collective ». Dans un mouvement inverse, des soutiens au projet constitutionnel ont été promus à des postes sécuritaires stratégiques. Le directeur général de la police, Bangaly Kourouma, qui s’était exprimé en 2016 en faveur d’une présidence à vie, a été nommé en juin 2017 ministre conseiller à la Présidence. Le 3 décembre 2019, Aboubacar Fabou Camara, ancien directeur national des services spéciaux à la Présidence, a été nommé à la tête de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ).
- RÉPRESSION DES MANIFESTATIONS
Entre octobre 2019 et février 2020, plus de 30 personnes ont été tuées lors de manifestations, selon les données croisées d’Amnesty International, des autorités guinéennes, du FNDC et des médias. Un gendarme a été tué à Mamou le 14 octobre. De nombreuses personnes ont par ailleurs été blessées, parmi lesquelles certaines vivent aujourd’hui avec de graves séquelles. Les témoignages recueillis et les documents analysés par l’organisation montrent la responsabilité des forces de défense et de sécurité dans plusieurs cas d’homicides et de blessures. Des enquêtes impartiales et indépendantes doivent être menées pour établir les faits et des poursuites doivent être engagées à l’encontre des personnes suspectées de violations des droits humains. Les forces de défense et de sécurité ont eu recours à un usage excessif de la force en utilisant des armes létales dans des situations qui ne sont prévues ni par les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois , ni par la loi de 2015 sur le maintien de l’ordre public en Guinée. Ces forces n’ont pas porté secours à des personnes blessées, contrevenant à ces mêmes Principes. Les témoignages et analyses ci-dessous se concentrent sur les mois d’octobre et novembre 2019.
Les témoignages recueillis et les documents analysés par l’organisation montrent la responsabilité des forces de défense et de sécurité dans plusieurs cas d’homicides et de blessures
Les marches organisées en octobre 2019 ont été les premières importantes manifestations organisées par le FNDC. Ce dernier avait lancé un appel le 7 octobre pour un premier rassemblement le 14 octobre. Au moins 11 personnes ont été tuées pendant les journées des 14, 15 et 16 octobre à Conakry et Mamou. 75 Parmi ces 11 victimes, huit ont été touchées à la tête ou au thorax, et deux au niveau de l’abdomen, ce qui permet de supposer une intention de tuer. Par ailleurs, jusqu’à neuf personnes ont été tuées les 4 et 14 novembre lors des funérailles des personnes tuées en octobre, et lors d’une manifestation dispersée par les forces de défense et de sécurité.
Les 4 novembre, au moins quatre personnes ont été tuées par balle à Conakry lors d’une marche funèbre organisée en hommage à 11 personnes tuées lors des manifestations du mois précédent. Les 14 et 15 novembre, au moins quatre personnes ont été tués tuées lors d’une manifestation dispersée par les forces de défense et de sécurité. Une cinquième est morte le 21 novembre des suites de ses blessures.
Au moins 15 personnes ont été blessées lors des marches d’octobre et de novembre 2019, dont au moins huit par des armes à feu, selon des entretiens réalisés par Amnesty International avec des victimes et des membres du corps médical, et selon des médias guinéens. Le FNDC a identifié 195 blessés graves, dont 59 par balle, entre novembre 2019 et août 2020.
- DÉTENTIONS ARBITRAIRES ET DÉTENTIONS AU SECRET
Quelques jours avant la manifestation du 14 octobre et le jour de ladite manifestation, des arrestations arbitraires ont ciblé des représentants de premier plan du FNDC, issus de la société civile et de l’opposition politique. Sept ont été arrêtés le 12 octobre alors qu’ils étaient réunis chez l’un d’entre eux. Le jeune frère du leader du mouvement, parti à la recherche de son aîné arrêté, a été appréhendé le même jour devant les locaux des services de renseignements, portant au total à sept le nombre de personnes arrêtées ce jour-là. Trois autres personnes ont été arrêtées les 13 et 14 octobre.
Une dizaine d’hommes munis d’armes de type PMAK ont pénétré dans la cour, leurs armes braquées sur les personnes présentes, en criant « Restez sur place ! Levez-vous ! », avant de les menotter
Amnesty International les a rencontrées et a reconstitué le récit des événements à partir de leurs témoignages. Dans la soirée du 11 octobre, Abdourahamane Sano a été informé par des voisins d’une surveillance de son domicile par plusieurs personnes à moto. Le 12 octobre, six leaders du FNDC dont Abdourahamane Sano et une septième personne étaient réunis chez lui pour préparer une conférence de presse sur la marche prévue le 14 octobre. Vers 11h00 des hommes en tenues noires, dont certains étaient cagoulés, ont fait irruption au domicile. Parmi les éléments non-cagoulés, des membres de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) ont été reconnus par certains des responsables du FNDC, qui les connaissent personnellement. Les accès et alentours du domicile ont été bouclés par le groupe chargé de l’opération. Une dizaine d’hommes munis d’armes de type PMAK ont pénétré dans la cour, leurs armes braquées sur les personnes présentes, en criant « Restez sur place ! Levez-vous ! », avant de les menotter. Ils ont ensuite pénétré dans la maison en braquant une arme sur la tempe d’un employé de la maison.
Les détenus ont ensuite été conduits à la direction de la police judiciaire (DPJ), les interrogatoires ont commencé en milieu d’après-midi en présence de leurs avocats. Il leur a été signifié qu’ils avaient été arrêtés pour « appel à l’insurrection, désobéissance civile, promotion de la haine raciale et ethnique, offense au chef d’État ». Vers 20h, ils ont été embarqués, en présence de leurs avocats, sans information sur leur prochaine destination. Ils ont été conduits à la CMIS de Camayenne où ils ont passé la nuit sur des chaises au poste de réception. Le dimanche 13 octobre au matin, les détenus ont été de nouveaux séparés et envoyés dans différentes CMIS de la capitale afin d’être isolés. Sékou Koundouno a été conduit à la CMIS de Kagbelen , contraint de se déshabiller et placé dans la cellule, nu au milieu des autres détenus. Abdoulaye Oumou Sow, détenu à la CMIS de la Cimenterie, a été détenu dans une « cellule noire » de 17h jusqu’au lendemain à 13h, selon son témoignage à Amnesty International. « Le matin vers 8h, j’ai demandé à uriner et les agents de garde m’ont remis un bidon pour faire mes besoins. Après, j’ai demandé qu’on me sorte la bouteille remplie d’urine pour me permettre de mieux respirer, mais malheureusement ils ont refusé, et pire ils m’ont dit de la boire au cas où j’aurais envie de me désaltérer. »
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