Auteur : IDEA International
Type de publication : Rapport
Date de publication : Avril 2020
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Alors que la crise du Covid-19 s’aggrave, son impact sur le développement démocratique des pays africains devient une des principales priorités. Une large attention a été accordée à la question de ses effets sur les processus électoraux. On ne s’est cependant pas encore véritablement interrogé sur ses conséquences sur le constitutionnalisme et l’État de droit dans ces États. L’attention a encore moins porté sur les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale.
- Des mesures d’exception conformes au constitutionnalisme et à l’État de droit mais qui posent des problèmes
L’instauration des régimes d’état d’urgence et les mesures d’exception adoptées par les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale en première réponse pour prévenir et/ou endiguer la propagation de la pandémie du Covid-19 ont été, dans la grande majorité, conformes au constitutionnalisme et à l’État de droit tant du point de vue procédural (proclamation, consultation et/ou intervention d’organes constitutionnels tels que les parlements et les cours constitutionnelles, limitation dans le temps, etc.) que sur le fond (respect des dispositions constitutionnelles, des cadres juridiques existants sur les plans national, régional et continental, mais aussi des conventions internationales et régionales pertinentes en matière de droits humains « pactes internationaux relatifs respectivement aux droits civils et politiques, et aux droits économiques, sociaux et culturels… ; Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples… », qui sont autant d’instruments posant des balises strictes pour la mise en œuvre et le déploiement de telles mesures d’exception). Ces dispositions, dont certaines s’apparentent à celles prises pendant les crises terroristes, ont été justifiées par la priorité donnée au droit à la santé. Elles ont été de différents ordres mais sont relativement similaires :
- Déclarations d’état d’urgence ;
- Déclarations d’état de catastrophe ;
- Couvre-feux ;
- Imposition de la distanciation sociale ;
- Restrictions sur les rassemblements sociaux / publics (y compris dans les églises et les mosquées) ;
- Interdictions de voyager et restrictions à la libre circulation des personnes dans le pays et à l’étranger ;
- Déploiement des forces de sécurité, y compris la police et l’armée.
Ces dispositions, qui restreignent très clairement certains droits civils et politiques des citoyens des pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, soulèvent néanmoins plusieurs problèmes.
Sur le plan pratique :
- Celui de leur adaptabilité eu égard aux spécificités sociales de ces pays dans le contexte d’incertitudes quant au développement de la pandémie. Comment par exemple imposer la distanciation sociale et organiser le confinement dans des environnements où la proximité est autant un élément culturel qu’une contrainte difficilement contournable, notamment pour des raisons économiques, par la majorité des citoyens ?
- Celui aussi des risques d’exacerbation de la corruption dans la mise en œuvre des mesures d’exception dans des contextes de fragilités généralisées des dispositifs et institutions de contrôle.
Sur le plan juridique :
- La question de leur proportionnalité à la menace et de leur éventuelle prorogation. De nouvelles restrictions sont-elles ainsi à envisager si la crise se prolonge dans le temps ? Comment seraient-elles ajustées au déconfinement qui devra inévitablement être engagé à moyen terme ? Au-delà du report possible des élections, qu’en est-il, dans certains pays, du renforcement du contrôle de la liberté d’expression et de communication, et de la liberté de presse, au motif, en particulier, d’éviter la circulation de fausses rumeurs ? L’hypothèse est également envisagée d’établir, pour lutter contre la propagation du virus, un suivi électronique des malades. Qu’en serait-il alors de la protection de leurs données personnelles ? Si de telles mesures venaient à être adoptées, il est important que celles-ci puissent faire l’objet d’une délibération au sein du parlement entre les différentes forces politiques. De plus, leur conformité avec les dispositions constitutionnelles régulant le fonctionnement de l’état d’urgence doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle de la part du juge constitutionnel.
- La question générale du nécessaire respect des libertés publiques dans les situations d’état d’urgence et d’exception qui ne mettent pas fin au constitutionnalisme et à l’État de droit mais doivent impérativement s’exercer dans ces cadres.
Qu’en est-il, dans certains pays, du renforcement du contrôle de la liberté d’expression et de communication, et de la liberté de presse, au motif, en particulier, d’éviter la circulation de fausses rumeurs ?
Sur le plan institutionnel et politique :
- Le risque de militarisation de l’espace public dans ces pays, du fait de la possible présence prolongée des forces de sécurité dans la rue pour assurer le respect des mesures d’exception adoptées – notamment les restrictions à la libre circulation et sur les rassemblements et manifestations, ainsi que les couvre-feux.
- Enfin, la question du nécessaire consensus citoyen autour de ces dispositifs et de la légitimité des dirigeants. La crise du Covid-19 et les mesures de riposte adoptées auront révélé/confirmé aux citoyens de ces États les différences en matière de leadership et de capacités d’anticipation/action de leurs dirigeants et institutions face à des catastrophes pour leur permettre d’accéder aux services de base. L’exigence de consensus autour de ces dispositifs est d’autant plus forte que la confiance des citoyens en leurs gouvernants et institutions est dans la plupart des cas érodée et que la situation est susceptible de s’aggraver si la crise perdure.
- La mise en lumière et l’aggravation des vulnérabilités des pays francophone et lusophone d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale
La crise et les mesures d’exception adoptées ont d’abord révélé et confirmé la faiblesse chronique des systèmes de santé et le caractère largement programmatique du droit à la santé pour les citoyens dans les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale « bien que ce dernier soit consacré dans toutes leurs constitutions. Soixante ans après leurs indépendances, et alors que plusieurs pays ont connu ou connaissent des crises sanitaires sérieuses avec Ébola, la fièvre de Lassa et le paludisme notamment, leurs infrastructures sanitaires restent, à quelques exceptions près en Afrique de l’Ouest et Afrique centrale francophones et lusophones, extrêmement précaires et ne sont pas suffisamment équipées en matériel pour faire face immédiatement à la propagation du Covid-19.
La faiblesse chronique des systèmes de santé et le caractère largement programmatique du droit à la santé pour les citoyens
Enfin, pour l’ensemble de ces pays, moins d’un tiers de la population bénéficie d’une couverture des soins les plus essentiels. Les risques d’une catastrophe sanitaire sérieuse avec les contaminations communautaires possibles et l’extension de la crise dans le temps sont sérieux. Aucun de ces États ne respecte l’engagement d’Abuja de 2001, qui consiste à allouer au moins 15 % de leurs budgets à la santé car cette dernière est une précondition du développement économique.
La crise et les premières réponses apportées ont aussi mis en lumière l’incapacité des institutions sécuritaires des pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale à garantir le droit à la sécurité des citoyens face à une nouvelle menace non conventionnelle. Cet état de fait est d’abord dû au fait que ces pays ont toujours privilégié la réponse purement sécuritaire et répressive face aux crises. La réponse sécuritaire optimale des pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale face à la propagation du Covid-19 exige de fait une approche en termes de sécurité humaine, centrée sur l’être humain, globale, adaptée aux contextes, privilégiant la prévention, renforçant la protection et la capacité d’action individuelle et collective.
Aucun de ces États ne respecte l’engagement d’Abuja de 2001, qui consiste à allouer au moins 15 % de leurs budgets à la santé
(…) l’impact à moyen et long terme sur la paix et la sécurité dans les États francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale est difficile à prévoir. En outre, les groupes armés terroristes et non étatiques profitent de la pandémie pour multiplier les attaques. Bien que l’expansion du terrorisme et de l’extrémisme sur le continent soit inquiétante, il est encore plus alarmant de voir des groupes terroristes tirer parti de l’épidémie de coronavirus pour propager la désinformation et utiliser diverses plateformes de médias sociaux pour diffuser des idéologies extrémistes et favoriser le recrutement.
La crise du Covid-19 et les mesures d’urgence adoptées ont par ailleurs un impact socioéconomique catastrophique dans les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Ainsi par exemple, dans ces pays dont l’économie relève à plus de 70 % du secteur informel et où la grande majorité des citoyens n’a ni protection sociale ni assurance contre le chômage, l’application des dispositifs d’exception se traduit déjà par une forte augmentation du chômage – en particulier des jeunes et des femmes – ainsi que par une aggravation de l’appauvrissement général qui n’est pas compensée par les mesures de sauvetage destinées aux groupes vulnérables – quand elles existent.
De même, le statut juridique des salariés malades ou victimes de la pandémie n’est pas précisé dans les mesures d’exception. S’agit-il d’une maladie professionnelle, qui ouvre par conséquent des droits pour ces salariés et leurs ayants droit, ou alors entre-t-elle dans le registre des catastrophes naturelles imprévisibles et insusceptibles d’indemnisation, sauf décision politique spécifique ?
Il est encore plus alarmant de voir des groupes terroristes tirer parti de l’épidémie de coronavirus pour propager la désinformation et utiliser diverses plateformes de médias sociaux pour diffuser des idéologies extrémistes et favoriser le recrutement
- Une opportunité unique de repenser la gouvernance des pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale
La crise du Covid-19 et les défis que posent les mesures d’exception adoptées en riposte mettent brutalement en évidence la dynamique de dépendance dans laquelle se trouvent les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale et avec laquelle il est urgent de rompre. Les effets négatifs de ces ripostes sur les droits civils et politiques mais également économiques et sociaux imposent un changement de paradigme dans la gouvernance de ces États.
Dans ce contexte, un nouveau contrat social sera inéluctablement établi entre structure de l’État sera repensée pour ne retenir que les institutions les plus efficaces et efficientes et supprimer toutes celles dont la crise aura démontré l’ineffectivité voire l’inutilité au détriment des maigres ressources nationales. Les dirigeants plébiscités dans cette gouvernance nouvelle seront ceux qui, dans des circonstances difficiles, auront continué à prioriser le développement de leurs pays et renforcé la démocratie ainsi que le respect des droits humains dans l’intérêt commun de la population, ouvrant la voie à une prospérité durable et équitable.
La Crise du Covid-19 et les questions posées dans ces États par les mesures d’exception adoptées imposent une réflexion sur de nouvelles modalités de reddition des comptes par leurs dirigeants. Le contrôle citoyen direct et la transparence doivent et vont inéluctablement être renforcés, cela d’autant plus que la demande citoyenne de résultats en matière de droits économiques et sociaux sera de plus en plus importante. L’intégrité et l’indépendance des parlements comme instances de contrôle et forces de propositions devront être encouragées et préservées.
La Crise du Covid-19 et les questions posées dans ces États par les mesures d’exception adoptées imposent une réflexion sur de nouvelles modalités de reddition des comptes par leurs dirigeants
(…) les moratoires sur les dettes ou les prêts accordés par les institutions financières internationales ou les partenaires bilatéraux pour amortir les chocs provoqués par la crise sur les économies des pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale ne sont pas forcément une bonne solution. Leurs dirigeants devraient plutôt prioriser une action vigoureuse pour l’arrêt et le rapatriement des flux financiers illicites en provenance de leurs économies. Ils devraient explorer aussi la saisie et le rapatriement des avoirs illicites de leurs ressortissants dans les établissements financiers étrangers. Cela contribuera à favoriser l’appropriation des plans développés pour amortir les effets économiques et sociaux de la crise et garantira l’indépendance ainsi que la priorité accordée aux intérêts nationaux dans la mise en œuvre des stratégies élaborées pour y faire face.
- La réponse programmatique d’IDEA international et de ses partenaires
Face à ce triple constat, IDEA International et ses partenaires, « au premier rang desquels le Département des Affaires politiques de la Commission de l’Union africaine », développent une réponse programmatique. Cette dernière est basée sur les prospectives du Centre africain pour le contrôle et la prévention des maladies de l’Union africaine (CACM) selon lesquelles la crise du Covid-19 va durer en Afrique comme dans le reste du monde, ainsi que sur l’anticipation des risques possibles d’une détérioration du respect du constitutionnalisme et de l’État de droit dans les pays francophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale du fait de sa prolongation.
À court terme, IDEA International et ses partenaires vont :
- Continuer de suivre attentivement les développements de la crise du Covid-19 et d’évaluer l’impact des mesures de riposte sur les droits civils et politiques ainsi que sur les droits économiques et sociaux dans les pays francophones et lusophones des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
- Développer une base de données des mesures d’exception adoptées dans ces États dans ce contexte d’urgence, ainsi que des initiatives et pratiques utiles déployées pour garantir dans le même temps tous les droits et libertés.
À moyen terme, en plus de toutes les actions précédentes :
- Développer et disséminer des outils comparatifs d’échange d’expériences, ainsi que d’assistance technique virtuelle et de renforcement des capacités en situation d’urgence des institutions nationales (juridictions constitutionnelles, parlements, organes de gestion des élections, autorités constitutionnelles indépendantes, consultatives ou non, etc.) et des autres parties prenantes (partis politiques, organisations de la société civile, médias, experts, etc.).
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