Les possibilités de la justice transitionnelle au Mali, Institut d’Études et de Sécurité, 2020

Auteur : Drissa Traoré et Allan Ngari

Organisation affiliée : Institut d’Études et de Sécurité

Type de publication : Rapport

Date de publication : Décembre 2020

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  • Introduction

La justice transitionnelle est une tentative de solution de plus en plus sollicitée à la suite des crises sécuritaires et/ou politiques qui engendrent des violations graves et massives des droits humains. Au Mali, cette approche a été encouragée à la suite de l’éclatement de la double crise sécuritaire et politique de 2012, qui a non seulement occasionné de nombreuses et graves violations des droits humains, mais aussi remis en cause le vivre ensemble et la cohésion sociale.

Au cours des différentes séquences de la crise, en particulier pendant l’occupation des régions du nord, les différentes entités armées ont perpétré des meurtres et exécutions arbitraires, arrestations et détentions arbitraires, enlèvements et séquestrations, enrôlements forcés, viols et autres formes de violences sexuelles liées au conflit, disparitions forcées, tortures et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, pillages, vols et destructions des propriétés privées et publiques (…). Le processus de justice transitionnelle vise à renforcer l’État de droit, la lutte contre l’impunité, à protéger et promouvoir les droits fondamentaux et à favoriser la réconciliation.

En la matière, les autorités nationales, accompagnées des partenaires et de la société civile, ont accompli des efforts importants : l’ouverture des procédures judiciaires en 2012, le renforcement du cadre législatif et réglementaire en matière de poursuites et de création d’institutions, la mise en place de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR), le programme de Démobilisation, Désarmement et Réintégration (DDR), l’adoption d’une politique nationale de justice transitionnelle. A cela, il convient d’ajouter l’engagement des parties signataires de l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger en faveur de la lutte contre l’impunité.

L’impunité des crimes commis dans le contexte du conflit au Mali résulte de la paralysie de la justice dans les zones où l’insécurité règne. Elle est également liée aux insuffisances du cadre légal en matière d’accès à la justice, de la protection des victimes et témoins, notamment les victimes de violences sexuelles. Elle résulte également de la volatilité de la situation sécuritaire du Mali, de la complexité des problèmes et du choix politique.

  • Le renforcement du dispositif juridique et judiciaire devrait être suivi d’actions judiciaires concrètes en faveur de l’accès à la justice et de la tenue de procès équitables sur des crimes internationaux

Des réformes législatives ont ainsi permis de mettre à jour des textes nationaux dont le code de procédure pénale et le code pénal désormais renforcés en matière de poursuite et de jugement des auteurs des crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes de génocide. Une loi contre la traite des personnes et pratiques assimilées a été adoptée en juillet 2012. Par la suite, le gouvernement du Mali a modifié le code de procédure pénale pour instituer auprès du tribunal de grande instance de la commune VI du district de Bamako le Pôle judiciaire spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière.

Au même moment, précisément le 16 février 2015, la cour suprême du Mali a pris un autre arrêt appelé « arrêt de restitution » qui a restitué aux juridictions des régions du nord du Mali leurs compétences, quand bien même elles n’étaient pas opérationnelles. Cet arrêt était motivé par la libération des régions du nord et par le retour de l’administration alors que les conditions sécuritaires n’y étaient pas optimales pour permettre aux juridictions de fonctionner correctement.

Il a négativement impacté l’accès des victimes à la justice car les organisations qui les accompagnent semblaient confuses du fait de ses conséquences et de différentes interprétations dudit arrêt. A l’époque, la question fondamentale était de savoir qui des juridictions du nord et du Pôle judiciaire spécialisé devrait hériter des affaires pendantes devant le tribunal de grande instance de la commune III à Bamako et d’éventuelles nouvelles plaintes.

De l’avis des organisations de défense de droits humains, le Pôle judiciaire spécialisé (PJS) n’avait pas vocation à poursuivre des auteurs des crimes internationaux tels que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime de génocide, les violences sexuelles liées au conflit. Il était aussi inadmissible pour les victimes et les organisations qui les accompagnent de voir des victimes personnes physiques se présenter devant le PJS ou se constituer dans les affaires où les charges sont limitées aux infractions terroristes (…).

  • Balbutiements de la justice pénale nationale dans la poursuite des crimes internationaux

Depuis l’ouverture des enquêtes judiciaires en juillet 2012, la justice nationale a organisé jusqu’à son terme peu de procès auxquels des parties civiles ont participé. Il s’agit en l’occurrence de la tenue du procès à l’encontre de M. Aliou Mahamane Touré. Le 17 août 2017, la justice malienne a jugé et condamné M. Touré à 10 ans d’emprisonnement et à des dommages intérêts pour atteinte à la sureté de l’État, association de malfaiteurs, détention illégale d’armes, coups et blessures volontaires.

Après deux ans de détention à la Maison centrale d’arrêt de Bamako, M. Aliou Mahamane Touré et 17 autres présumés djihadistes seront libérés le 17 février 2019 en échange de la libération d’un préfet et d’un journaliste maliens enlevés dans le centre du Mali. Selon des organisations de défense des droits humains et l’avocat de monsieur Aliou Mahamane Touré, cette libération s’est opérée « en dehors de tout cadre légal » alors que les victimes n’ont rien reçu des condamnations civiles.

Depuis l’ouverture des enquêtes judiciaires en juillet 2012, la justice nationale a organisé jusqu’à son terme peu de procès auxquels des parties civiles ont participé

Quelques mois auparavant, plus précisément le 30 novembre 2016, le procès à l’encontre d’Amadou Haya SANOGO et 17 autres s’est ouvert à Sikasso dans l’affaire dite « béret rouge ». Le 08 décembre 2016, la cour d’assises, en renvoyant le procès aux fins de nouvelles expertises, avait ordonné sa reprise dans un délai de 45 jours. Il n’est toujours pas programmé. Les parties civiles et les accusés réclament la reprise du procès. Finalement, ce procès a été programmé pour le 13 janvier 2020 avant d’être reporté sine die le 9 janvier 2020 pour « préserver l’ordre public et la cohésion sociale au sein des Forces armées », selon le communiqué du parquet. Les accusés bénéficient depuis le 28 janvier d’une liberté provisoire ordonnée par la Cour.

Le 30 novembre 2016, le procès à l’encontre d’Amadou Haya SANOGO et 17 autres s’est ouvert à Sikasso dans l’affaire dite « béret rouge ». Le 08 décembre 2016, la cour d’assises, en renvoyant le procès aux fins de nouvelles expertises, avait ordonné sa reprise dans un délai de 45 jours. Il n’est toujours pas programmé

Hormis ces deux cas, toutes les autres plaintes déposées par les victimes et leurs associations connaissent des retards dans leur traitement et ne donnent pas lieu au procès. Au moins 250 victimes, y compris les victimes de violences sexuelles liées au conflit, ont porté plainte. Spécifiquement, des organisations de défense de droits humains ont déposé en novembre 2012 et mars 2015 deux plaintes pour crimes de guerre et crime contre l’humanité au nom de 113 victimes de violences sexuelles. Selon des responsables de ces associations, ces dossiers, demeurant pendants devant le tribunal de grande instance de la commune trois n’ont pas connu d’évolution excepté quelques auditions de victimes.

La prise en charge de ces défis incombe aussi à d’autres mécanismes de la justice transitionnelle, telle que la CVJR qui continue de prendre les auditions des victimes y compris celles de violences basées sur le genre. Plusieurs autres procédures judiciaires liées à la crise seraient dans l’impasse. Ces retards sont d’autant plus préjudiciables que le risque de dépérissement de preuves est grand surtout dans un contexte sécuritaire inquiétant.

  • Des avancées importantes enregistrées par des mécanismes non juridictionnels

À la différence des mécanismes juridictionnels où des lacunes importantes sont constatées, les mécanismes non juridictionnels de la justice transitionnelle connaissent des progrès qui méritent d’être consolidés. Un ministère de la Paix, de la cohésion sociale et de la réconciliation nationale est créé pour coordonner des actions en matière de réconciliation. Une Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) composée de 25 membres a été mise en place en 2014.

L’État a également mis en place plusieurs autres structures, dont la mission d’appui à la réconciliation nationale, des équipes régionales d’appui à la réconciliation et des comités de réconciliation. Il a aussi organisé la Conférence d’entente nationale qui a abouti à la rédaction de la charte pour la paix. La Commission nationale de démobilisation, de désarmement et de réinsertion (CNDDR), le Conseil national de la réforme du secteur de la sécurité (CNRSS) font également partie du dispositif mis en place dans le cadre de la paix et de la réconciliation.

À la différence des mécanismes juridictionnels où des lacunes importantes sont constatées, les mécanismes non juridictionnels de la justice transitionnelle connaissent des progrès qui méritent d’être consolidés

Par ailleurs, le gouvernement a initié une loi d’entente nationale qui a été adoptée par les députés le 27 juin 2019 et promulguée par le Président de la république le 24 juillet. Cette loi s’appuie sur les conclusions de la Conférence d’entente nationale tenue en avril 2017 et énonce plusieurs mesures d’apaisement, telles que la cessation des poursuites contre des auteurs des infractions à la loi pénale, les mesures de réparation des victimes et la réintégration dans la société́ de ceux qui ont renoncé́ à la violence. Son champ d’application exclut cependant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le viol et les crimes imprescriptibles.

Pour contribuer à l’exercice du droit à la vérité, la CVJR a organisé ses premières audiences publiques à Bamako le 8 décembre 2019. Il s’agissait de rendre aux victimes leur dignité et de faciliter un début de guérison, en reconnaissant publiquement ce qui leur est arrivé, de promouvoir la reconnaissance nationale des victimes et l’intégration de leurs récits à la mémoire et à l’histoire nationale. Cette première audience a permis à 13 survivantes d’atteintes au droit à la liberté subies lors de plusieurs événements et sur plusieurs périodes, de témoigner et de se libérer.

Le mandat de la CVJR consiste à impacter 3 des 4 piliers de la justice transitionnelle, à savoir la vérité, les réparations et les garanties de non répétition. Pour concrétiser l’implémentation de ces 3 piliers, elle a procédé à l’écoute de victimes88 à travers la prise des dépositions, la conduite d’enquêtes et des études sur les causes profondes, ainsi que la cartographie des violations des droits humains, des réflexions sur les pistes de réforme dans les domaines de la justice, institutionnel, sécuritaire…. Elle a enregistré plus de 16 245 dépositions de victimes dont certaines ont bénéficié d’une prise en charge urgente. Elle a également élaboré une politique de réparation des victimes qui sera entérinée par une loi dont le processus d’adoption est déjà enclenché .

Plusieurs études telles que celles réalisées par Avocats sans frontières Canada ont montré que les victimes maliennes attendent beaucoup des réparations. Les mesures de réparations seraient accordées au cas par cas. Les victimes que nous avons interrogées sont notamment partagées entre l’indemnisation, la restitution, l’établissement de la responsabilité́ pénale des auteurs, le droit de savoir la vérité́, les mesures de commémoration.

  • Des initiatives locales de règlement pacifique des conflits

Plusieurs initiatives locales de règlement des conflits soutenues par des ONG et l’État sont implémentées dans des localités du nord et du centre. En effet, le dialogue intra et intercommunautaire vient en appui à des mécanismes nationaux de traitement du passé. Ce dialogue, se fondant sur des aspects religieux, socio-culturels, intervient pour tenter de résoudre des conflits nés des problèmes fonciers, des affrontements éleveurs et agriculteurs entre groupes armés rivaux, de vols de bétail, des déplacements massifs des populations vers d’autres lieux, des attaques ciblées contre des villages, des incendies des greniers, bétails et habitations. Ces conflits qualifiés de « inter ou intracommunautaires » par plusieurs observateurs, sont parfois nourris par de vieilles rancœurs nées d’une histoire faite de conquêtes violentes et de réductions en esclavage.

Plusieurs initiatives de dialogue communautaire ont permis de ramener l’accalmie dans les régions de Segou et Mopti en proie au terrorisme et aux conflits intercommunautaires

« Après la signature de l’accord pour la paix signé entre le Gouvernement et la rébellion en 2015, certaines communautés arabes et touareg ont réglé leur conflit entre elles. Ainsi pour le reste du temps aucune communauté n’attaque l’autre et cela leur a permis de développer leurs activités pendant que les autres communautés cherchent des solutions qui seront apportées par l’État ».

En outre, plusieurs initiatives de dialogue communautaire ont permis de ramener l’accalmie dans les régions de Segou et Mopti en proie au terrorisme et aux conflits intercommunautaires. Selon Mamoutou SIDIBE, chargé de programme à l’Association malienne des droits de l’homme qui soutient le dialogue communautaire dans le cercle de Macina, des rencontres communautaires ont permis la signature « d’un accord et d’une cessation d’hostilités entre les Dozos et les groupes d’auto-défense Peulhs des cercles de Macina, Djenné, San, Tenenkoun et Niono ».

« N’eut été le dialogue, nous n’en serions pas à la signature de cet accord » déclarait le responsable d’une association locale. Cette accalmie aurait permis aux différentes activités socioprofessionnelles de prospérer pendant la saison des pluies. De même, le dialogue communautaire a abouti à des accords parfois précaires entre différents groupes communautaires dans la région de Mopti, notamment dans les cercles de Bankass et Koro. Ces accords ont souvent facilité l’accès des communautés à certains villages et aux marchés.

Conclusion

En dépit des difficultés de coordination, le modèle malien de justice transitionnelle a déjà enregistré des résultats encourageants notamment dans le cadre de la mise en œuvre des mécanismes non judiciaires. Cependant, des efforts importants doivent être accomplis dans le domaine du traitement judiciaire des violations graves des droits humains en vue de guérir les plaies et de prendre le chemin d’une véritable réconciliation, celle des cœurs et des esprits.

 

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