WATHI est allé à la rencontre de Yaya Niang, un enseignant chercheur sénégalais à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Dans cette première partie de l’entretien, il évoque la question de l’État de droit au Sénégal, l’indépendance de la justice et la question des droits humains.
Biographie
Yaya Niang est enseignant chercheur sénégalais à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et chercheur associé à les Afriques dans le monde. Il est titulaire d’un Doctorat en Droit public portant sur le contrôle du processus électoral en Afrique. Ses recherches portent principalement sur le droit constitutionnel, le droit électoral, la démocratie et les droits de l’homme.
Violences préélectorales ou postélectorales, résultats d’élection biaisés, coup d’État dans la zone ouest-africaine, quels en sont les causes et les remèdes ?
La première cause c’est ce que j’appelle la « délinquance électorale » dans nos États africains. Après les indépendances dans les années 60, beaucoup d’États africains ont été, à un moment donné, caractérisés par une instabilité politique et par le règne des régimes militaires. Des chefs d’État civils ont été renversés par des militaires à travers des coups d’État.
À partir de 1990, quasiment tous les États de l’Afrique de l’Ouest ont fait des assises. C’est ce qu’on a appelé Conférence nationale et qui a été inaugurée par le Bénin. C’est une formule ingénieuse inventée par les Africains consistant à s’asseoir autour d’une table avec tous les acteurs et secteurs de la vie publique pour se doter d’une Constitution nouvelle et des institutions nouvelles et dire « plus jamais ça, on ne veut plus revivre ce passé, ces turpitudes ».
On constate de plus en plus que tous ces acquis démocratiques qui ont été obtenus dans les années 90 sont aujourd’hui remis en cause par une délinquance électorale constituée d’un ensemble de tripatouillages des règles électorales et de l’instrumentalisation de la justice par les chefs d’État africains dans le but de conserver indéfiniment le pouvoir
Beaucoup d’États de l’Afrique de l’Ouest avec quelques exceptions dont le Sénégal et la Côte d’Ivoire parce que étant considérés jusque dans les années 1990 comme des États plus ou moins stables, ont tenu leur Conférence nationale. Mais, on constate de plus en plus que tous ces acquis démocratiques qui ont été obtenus dans les années 90 sont aujourd’hui remis en cause par une délinquance électorale constituée d’un ‘ensemble des tripatouillages des règles électorales et de l’instrumentalisation de la justice par les chefs d’État africains dans le but de conserver indéfiniment le pouvoir.
Les modifications répétitives des lois électorales, dont la finalité recherchée par leurs initiateurs est de se pérenniser au pouvoir, constituent ce que j’appelle la « délinquance électorale ». Si un Chef d’État passe par la loi électorale qu’il modifie pour se maintenir indéfiniment au pouvoir, un jour ou l’autre, les adversaires politiques trouveront d’autres moyens non conventionnels pour le renverser à partir du moment où ils ne pourront plus passer par le procédé démocratique de l’élection pour parvenir à une alternance politique, à un changement de régime.
Il ne faut pas que l’on se trompe, en Afrique c’est la loi qui aide à gagner l’élection avant même le jour du scrutin. Prenons un exemple au Sénégal. Plusieurs faits illustrent que la loi peut faire l’élection. Au Sénégal en 2011, le projet de modification de la Constitution prévoyait qu’un candidat puisse être élu dès le premier tour s’il obtient 25% des voix valablement exprimées.
Si un Chef d’État passe par la loi électorale qu’il modifie pour se maintenir indéfiniment au pouvoir, un jour ou l’autre, les adversaires politiques trouveront d’autres moyens non conventionnels pour le renverser à partir du moment où ils ne pourront plus passer par le procédé démocratique de l’élection pour parvenir à une alternance politique, à un changement de régime
Les contestations de cette loi controversée sont à l’origine du mouvement du 23 juin. Si cette loi avait été adoptée et promulguée, le président de l’époque Abdoulaye Wade serait réélu en 2012 du simple fait qu’il avait obtenu plus de 25% des voix valablement exprimées à l’élection présidentielle de 2012. En 2019, la loi constitutionnelle instituant le parrainage intégral a été à l’origine de l’exclusion de vingt-cinq (25) candidats à l’élection présidentielle de 2019.
Elle constitue une atteinte à la liberté de candidature. En application de cette loi, le candidat sortant, Monsieur Macky Sall n’a eu que quatre candidats comme concurrents. Ce ne serait pas le même résultat avec dix candidats où on pouvait avoir l’éclatement de l’électorat. Or, avec quatre candidats, il y a une concentration de l’électorat. Le Sénégal a inspiré le Bénin et la Côte d’Ivoire, qui ont à peu près repris le même procédé du parrainage.
Au surplus, des lois d’exclusion sont fréquemment adoptées pour disqualifier les candidats de l’opposition. Après ce processus normatif, la justice vient terminer le travail en appliquant les dispositions de la loi.
La loi électorale instrumentalisée et l’organisation de procès expéditifs contre des opposants pour les empêcher d’être candidats, sont la source des violences électorales en Afrique
Le deuxième aspect de la délinquance électorale, se déploie par des procès expéditifs contre les opposants afin de les rendre inéligibles à l’élection présidentielle. Cela s’opère parfois avec la complicité de la justice. Tout porte à croire que ce procédé a été utilisé au Sénégal contre Karim Wade et Khalifa Sall, deux potentiels candidats qui finalement n’ont pas réussi à se présenter à l’élection présidentielle de 2019. En Côte d’Ivoire, nous avons les cas de Laurent Gbagbo et de Guillaume Soro qui n’ont pas pu se présenter à l’élection présidentielle de 2020. Ces exemples sont assez illustratifs.
Donc, la loi électorale instrumentalisée et l’organisation de procès expéditifs contre des opposants pour les empêcher d’être candidats, sont la source des violences électorales en Afrique. En réalité, l’exclusion dans une consultation électorale suscite la frustration de tous ceux qui croient en leur candidat et, progressivement, la situation tendue va dégénérer un jour ou l’autre, de controverses en affrontements.
Nous avons des présidents africains qui pratiquent comme le décrivait Montesquieu, une forme de dictature qui s’opère sous l’ombre des lois et s’exécute sous les couleurs de la justice. De cette manière, ils obtiennent les résultats qu’ils veulent. Naturellement, ces pratiques sont la source des violences électorales et de l’instabilité politique en Afrique.
Comment peut-on faire pour éviter les violences électorales ?
Toutes les lois électorales, fussent-elles des lois constitutionnelles, doivent être soumises au contrôle obligatoire du juge constitutionnel. Certains soutiennent brillamment une thèse selon laquelle les lois constitutionnelles ne peuvent être soumises au contrôle de constitutionnalité. Ils défendent que les lois de révision ont la même valeur que la constitution.
De ce fait, il n’est pas possible pour le juge constitutionnel de vérifier la conformité entre deux textes de même valeur. Mon avis est tout autre. Je considère que la loi de révision n’a pas la même valeur que la Constitution ; bien sûr, avant sa promulgation.
En réalité, elle reste un projet ou une proposition de loi de révision qui est dans un circuit d’élaboration et n’aura atteint la « dignité constitutionnelle » que lorsqu’elle sera promulguée. Donc, avant que la loi de révision puisse accéder à la dignité constitutionnelle, le juge constitutionnel doit pouvoir intervenir pour la purger de tout risque d’atteinte aux principes constitutionnels garantissant l’État de droit et s’assurer que la nouvelle norme qui sera issue de la révision répondra aux standards de sécurité juridique, de prévisibilité et de clarté des dispositions constitutionnelles.
Aujourd’hui, à partir du moment où les pouvoirs politiques exécutif et législatif se confondent, s’il y a un pouvoir qui doit se démarquer pour contrôler cette majorité confondue, c’est le pouvoir juridictionnel, surtout la justice constitutionnelle. Quand la majorité parlementaire et le camp présidentiel, par compromission, tentent de faire passer des lois controversées ou liberticides, la justice constitutionnelle doit s’ériger en défenseur des droits et libertés fondamentaux, de la démocratie et de l’État de droit pour anéantir leurs dérives. C’est ce que je considère comme une deuxième solution.
À partir du moment où les pouvoirs politiques exécutif et législatif se confondent, s’il y a un pouvoir qui doit se démarquer pour contrôler cette majorité confondue, c’est le pouvoir juridictionnel, surtout la justice constitutionnelle
En plus de ce contrôle de constitutionnalité, les lois de révision ayant une incidence électorale doivent être le résultat d’un large consensus des acteurs politiques ; c’est ce que recommande la CEDEAO et nous devons nous y conformer. Les lois électorales ne doivent pas être élaborées et soumises à adoption de manière unilatérale par le seul parti au pouvoir. Il faut appliquer le principe du consensus national aux modifications des dispositions qui auraient des incidences sur les élections.
La troisième solution est relative aux dispositions constitutionnelles substantielles comme la durée du mandat, le nombre de mandats ou le mode de scrutin. Ces dispositions doivent être intangibles. On ne doit pas pouvoir les modifier, sauf peut-être à requérir un consensus large.
En définitive, comme thérapie aux violences électorales, il faut instaurer un contrôle obligatoire de constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle ou de modification des dispositions électorales et requérir un large consensus à l’occasion, éviter de porter atteinte à la liberté de candidature des opposants et préserver le caractère intangible des dispositions substantielles en rapport avec les élections.
Êtes-vous pour ou contre la limitation du mandat présidentiel en Afrique ?
Je suis pour la limitation des mandats. Pour que les citoyens puissent continuer à obéir aux gouvernants, il faut qu’ils aient l’espoir qu’un jour ou l’autre, il y aura une rotation dans la gouvernance. La limitation des mandats en réalité, s’inscrit dans le cadre du principe de la rotation dans la gouvernance, de l’alternance et du changement au sommet. Donc, vous ne pouvez continuer à obéir qu’en ayant l’espoir de remplacer ceux qui vous gouvernent aujourd’hui.
La longévité au pouvoir s’accompagne naturellement d’abus. Plus on dure au pouvoir, plus on court le risque de se désintéresser des intérêts du peuple. La limitation du mandat permet aux gouvernants et au citoyens d’être conscients que le pouvoir conféré à celui qui dirige aujourd’hui n’a pas une durée indéterminée.
Avoir l’impression que celui qui dirige aujourd’hui confisquera le pouvoir pour une éternité est source de frustration, surtout lorsqu’il en abuse
La limitation des mandats nous réconforte dans la croyance que les institutions demeurent et que les hommes passent. Avoir l’impression que celui qui dirige aujourd’hui confisquera le pouvoir pour une éternité est source de frustration, surtout lorsqu’il en abuse.
C’est ce qui justifie l’instauration des clauses de limitation des mandats dans quasiment toutes les constitutions des États africains issues des transitions démocratiques de 90. Malheureusement, il y a cette technique de remise à zéro du compteur utilisée par des Chefs d’État africains pour anéantir ces clauses.
Des techniques rédactionnelles et d’interprétation sont fréquemment utilisés par les candidats sortants pour se soustraire de l’application de la clause de limitation des mandats. Cette pratique doit être combattue. Il faut admettre que les mandats illimités doivent être révolus.
Quel est votre plaidoyer du moment en faveur de la démocratie en Afrique ?
Mon plus grand plaidoyer c’est que l’on s’approprie des nouvelles valeurs émergentes de la démocratie. La première de celles-ci est la tolérance. Nous devons admettre la diversité politique, ethnique, linguistique, religieuse pour la viabilité de nos États. Il faut accepter que dans une démocratie, même si généralement c’est une majorité qui gouverne, elle doit exercer le pouvoir dans le respect de la minorité politique, mais aussi et surtout des minorités ethniques, linguistiques et religieuses. La tolérance doit être une valeur fondamentale dans la consolidation de nos acquis démocratiques.
La deuxième valeur, c’est le pluralisme, qu’il soit politique ou médiatique. Nous devons accepter que d’autres groupes ne partagent pas notre vision politique, et donc s’ouvrir au débat, aux critiques et à la contradiction. Cela implique la reconnaissance des multiples partis politiques qui s’opposent au parti au pouvoir et l’existence de plusieurs médias qui ne sont pas forcément favorables à la politique du régime au pouvoir. C’est ce qui favorise les libertés d’expression et d’opinion. D’ailleurs la Constitution garantit l’expression des opinions par la manifestation, la marche, l’écrit et l’image.
La troisième valeur, c’est la citoyenneté active. Il faut que nous-même qui sommes gouvernés comprenions que ceux qui nous gouvernent, en réalité, ne sont que nos employés qui doivent être à notre service. La légitimité dont ils disposent et le pouvoir dont ils sont dépositaires, ils ne les tiennent que de notre volonté et de notre souveraineté. À partir de ce moment, ce n’est pas le rapport inverse qui doit se réaliser.
Dans une démocratie, même si généralement c’est une majorité qui gouverne, elle doit exercer le pouvoir dans le respect de la minorité politique, mais aussi et surtout des minorités ethniques, linguistiques et religieuses
L’ascension des gouvernants sur les gouvernés n’est pas concevable. Nous devons nous comporter de telle sorte que nos gouvernants puissent avoir l’obsession de nous servir, parce que tout simplement ils sauront que, quand ils ne le font pas, la sanction est immédiate. Pour y parvenir, les citoyens doivent exercer un contrôle intensifié sur l’action du gouvernement.
Ce contrôle doit être multiforme et s’exercer par divers moyens, notamment à travers la société civile, les associations et par les initiatives citoyennes. C’est une veille citoyenne ou état d’alerte permanent des citoyens qui peut amener les gouvernants à changer de comportement et à se mettre au service du peuple.
En outre, les représentants doivent chercher à gagner la confiance du peuple. La démocratie représentative est de plus en plus menacée parce que, tout simplement, le peuple ne se retrouve pas souvent dans les décisions prises par ses représentants. Il y a une rupture de confiance entre ceux qui exercent le pouvoir et les populations. C’est d’ailleurs pour cette raison que les populations descendent assez souvent dans les rues pour manifester leur désaccord avec la ligne de conduite de leurs représentants.
C’est une veille citoyenne ou état d’alerte permanent des citoyens qui peut amener les gouvernants à changer de comportement et à se mettre au service du peuple
A titre d’exemple, on se souviendra toujours des manifestations du 23 juin 2011 au Sénégal devant l’Assemblée nationale, contre le projet de loi du président de la République de l’époque, Abdoulaye Wade. En 2014 au Burkina Faso, c’est la colère du peuple qui a précipité la chute du président Blaise Compaoré.
Au Mali, très récemment, la succession de contestations des populations en masse dans les rues ont provoqué le coup d’État du 18 août 2020 perpétré par un groupe des forces armées maliennes. Tant qu’il y aura l’adoption de lois controversées, des lois qui ne sont pas votées dans l’intérêt du peuple, on court le risque de voir les populations se substituer à leurs représentants. Pour mettre fin à cette ambiance tendue, il faut renouer avec les principes de base de la démocratie représentative ; exercer le pouvoir « au nom du peuple, pour le peuple et par le peuple. »
Par ailleurs, nous devons revoir la gestion du pouvoir de décision. À l’origine, on parlait de séparation des pouvoirs, mais à l’époque actuelle, les États démocratiques devraient aller au-delà en procédant à une diversification de l’autorité de décision. Cela suppose qu’il y ait une décentralisation renforcée et poussée avec beaucoup plus de garanties d’autonomie de décision des collectivités locales, et donc appliquer le principe de subsidiarité entre le pouvoir central et les autorités locales.
Dans le même sillage, certaines décisions politiques, économiques ou sociales qui touchent aux intérêts vitaux de la Nation doivent passer par un processus rendant obligatoire la consultation d’organismes qualifiés, d’organes délibérants ou de groupes d’experts constitués pour la circonstance. Il s’agit d’éviter que le pouvoir de décision soit concentré entre les mains d’une seule autorité, qui agissant sciemment ou inconsciemment pourrait irrémédiablement nuire aux intérêts vitaux de la Nation ou porter un coup fatal à la démocratie et à l’État de droit.
Éviter que le pouvoir de décision soit concentré entre les mains d’une seule autorité, qui agissant sciemment ou inconsciemment pourrait irrémédiablement nuire aux intérêts vitaux de la Nation ou porter un coup fatal à la démocratie et à l’État de droit
Enfin, il y a des problèmes transnationaux qui fragilisent les États africains et freinent leur développement. Ils transcendent l’État de droit. Il s’agit entre autres, des problèmes de la préservation de nos ressources communes, de la souveraineté monétaire, de la désertification et de l’érosion côtière suite au dérèglement climatique ou le terrorisme. Un seul État individuellement considéré, ne pourra pas faire face à ces questions. Leur résolution commande à ce que les États africains s’unissent davantage pour trouver des réponses collectives.
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