« Les États n’exécutent pas systématiquement les décisions rendues par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », entretien avec Abdou Khadre Diop, enseignant-chercheur sénégalais en Droit public à l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) (première partie)

WATHI est allé à la rencontre d’Abdou Khadre Diop, enseignant-chercheur sénégalais en Droit public à l’Université virtuelle du Sénégal (UVS). Dans cette première partie de l’entretien sur la situation des mécanismes régionaux de protection des droits de l’homme en Afrique, il évoque les avancées et les carences des instruments et organes qui fondent le système.

 

Biographie : Docteur en Droit public des universités de Bordeaux en France et de Laval au Canada avec la spécialité droit international, Abdou Khadre Diop est enseignant-chercheur à l’Université virtuelle du Sénégal où il est également responsable de la Cellule des sciences juridiques et politiques. Dernièrement, il a mené des recherches sur le Droit international des droits de l’homme.

 

Entretien :

Quels sont les progrès réalisés dans le domaine de la protection et de la promotion des droits de l’homme au niveau régional et en Afrique ?

Les progrès sont significatifs, même s’il y a des améliorations ou des correctifs à faire. On peut les situer du point de vue normatif et du point de vue institutionnel. Il convient de noter de prime abord que du point de vue du tissu normatif, le continent africain s’est doté d’une panoplie de textes relatifs à la protection et à la promotion des droits de l’homme.

Le texte fondateur est la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 1er juin 1981, communément appelée la Charte de Banjul. Cette dernière constitue une contribution importante de l’Afrique dans la protection universelle des droits de l’homme, au regard de ce qu’elle apporte de nouveau par rapport aux autres instruments qui l’ont précédée.

D’abord spécifiquement pour l’Afrique, on voit dans la Charte ce qu’on pourrait appeler une conception africaine des droits de l’homme à travers une vision monolithique des droits. En effet, elle remet en cause la catégorisation en droits de première et deuxième génération que l’on retrouve dans les pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques, économiques sociaux et culturels et dans les Conventions européenne et interaméricaine des droits de l’homme. Aujourd’hui, cette vision monolithique des droits a fini par emporter l’adhésion de tout le monde.

Ensuite, la Charte est venue avec une vision collectiviste des droits de l’homme, avec la reconnaissance des droits des peuples et la consécration des devoirs de l’homme. L’individu est membre d’une communauté envers qui, il est redevable d’obligations, et contre qui, il peut réclamer des droits. Cette approche procède d’une rupture avec une vision individualiste des droits de l’homme promue en Occident.

Tout ceci est pour dire que le tissu normatif africain en matière de protection des droits de l’homme est très dense. D’ailleurs, d’aucuns ont même pu dire que l’Afrique est championne en la matière parce que nous avons des textes, presque sur tous les aspects liés à la protection des droits de l’homme

Enfin, dans sa conception, la Charte prône une vision traditionaliste des droits de l’homme en accordant une place non négligeable aux valeurs et traditions africaines. Au regard de toutes ces considérations, on se rend compte que la Charte constitue une réelle avancée en matière de protection et de promotion des droits de l’homme.

Dans ce même sillage, le système africain s’est enrichi avec d’autres textes visant une protection particulière de certaines catégories vulnérables :

  • La Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant du 1er juillet 1990,
  • Le Protocole de Maputo sur les droits de la femme du 11 juillet 2003,
  • La Convention de Kampala sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique du 22 octobre 2009,
  • Le protocole d’Addis-Abeba sur la protection des personnes âgées du 31 janvier 2016.

Ces textes viennent s’ajouter à ceux qui avaient été adoptés par le passé à l’instar de la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique. Il y a actuellement dans le circuit de l’Union africaine un projet de protocole sur le droit à la nationalité et la réduction de l’apatridie. Tout ceci est pour dire que le tissu normatif africain en matière de protection des droits de l’homme est très dense. D’ailleurs, d’aucuns ont même pu dire que l’Afrique est championne en la matière parce que nous avons des textes, presque sur tous les aspects liés à la protection des droits de l’homme.

D’un autre côté, le tissu institutionnel peut également être vu comme étant un progrès dans la mesure où le continent s’est doté d’un ensemble d’institutions chargées de la protection et de la promotion des droits de l’homme au niveau régional. Au-delà des instances politiques de l’Union africaine, nous avons des organes quasi juridictionnels et un organe juridictionnel qui cohabite avec d’autres juridictions sous régionales à l’instar de la Cour de justice de la CEDEAO ; c’est ce qui est à l’origine de la complexité du schéma institutionnel de protection des droits de l’homme en Afrique.

Les organes quasi juridictionnels sont au nombre de deux. Il y a la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples qu’on appelle Commission de Banjul ; organe créé par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dont elle a la charge d’interpréter. Il s’y ajoute le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant basé à Lesotho et qui est chargé de la protection et de la promotion des droits de l’enfant, conformément à la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant.

Toutefois, ces organes ne rendent pas de décisions liant juridiquement les États, ils ne délivrent que des communications pouvant être assorties de recommandations qui ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose jugée. C’est la raison pour laquelle la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, opérationnelle depuis 2006, a été créée. À l’image de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine, elle est aujourd’hui la juridiction continentale chargée de la protection des droits de l’homme en Afrique.

 

Comment le mécanisme africain peut-il être mobilisé en amont lorsqu’il y a un problème dans un État donné pour prévenir la violation des droits de l’homme ou la faire cesser le cas échéant, plutôt que d’aller vers un procès après la survenance d’évènements pourtant prévisibles ?

Il faut d’abord préciser que la Cour africaine n’alerte pas en amont, elle ne juge que des faits déjà survenus et pour lesquels elle a été saisie. Cependant, il aurait été souhaitable qu’un système d’alerte et de signalement soit mis en place pour dénoncer les dérives qui peuvent subvenir quelque part et les faire cesser avant que la situation ne dégénère en tragédie.

Pour le moment, on peut continuer à compter sur les ONG chargées de la promotion des droits humains. Elles sont souvent sur le terrain, et à l’occasion, lancent des alertes lorsqu’elles constatent des problèmes dans un État donné ou mènent des activités de sensibilisation pour rappeler aux États les obligations qu’ils ont ratifiées dans le cadre des conventions de protection des droits de l’homme. C’est un travail très important qu’il faut souligner. Nous le voyons avec des ONG telles qu’Amnesty International, la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO) ou Human Rights Watch. Même s’il n’y a aucune obligation pour les gouvernements d’écouter les ONG, leurs communiqués et rapports périodiques restent forts symboliques auprès de l’opinion nationale et internationale, et peuvent de ce fait, avoir un impact considérable sur les relations extérieures des États considérés.

Il y a aussi les organes politiques des organisations internationales et régionales sur lesquelles on peut compter dans la prévention des violations des droits de l’homme ou pour les faire cesser lorsqu’elles sont constatées quelque part. Même si elles ne sont pas au sens strict des organes de protection des droits de l’homme, on voit souvent intervenir en la matière des organes politiques tels que la Commission de l’Union africaine ou la Commission de la CEDEAO qui font des communiqués pour alerter, appeler à la cessation des violences, au rétablissement de l’ordre et au respect du droit.

Si toutefois ces actions en amont des ONG et des organes politiques des organisations internationales n’ont pas eu d’effets escomptés, on peut donc s’attendre a posteriori à des actions contentieuses devant la Cour ou la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et même auprès des juridictions communautaires telles que la Cour de justice de la CEDEAO.

 

Quelles sont les carences des mécanismes et instruments régionaux de protection des droits de l’homme en Afrique ?

Malgré les progrès réalisés avec l’épaississement du tissu normatif et le renforcement du  cadre institutionnel, il y a tout de même des carences qui peuvent être relevées tant du point de vue de la technique juridique que de la pratique contentieuse.

Relativement à la technique juridique, il est regrettable de constater que des textes soient d’une rédaction très approximative et parfois trop ambitieuse ; ce qui n’est pas source de précision et de clarté pour une protection effective des droits de l’homme. La Charte africaine, ne comporte certes pas de clauses dérogatoires comme il y en a dans les pactes internationaux relatifs aux droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, de même que dans la Convention européenne ou celle interaméricaine des droits de l’homme, mais on  y retrouve un ensemble de clauses limitatives (ou clawback clauses) des droits de l’homme qui annihilent le dispositif et atténuent son efficacité.

La Charte reste muette sur toutes ces questions et laisse aux États une marge d’appréciation leur permettant de définir et de déterminer les mesures par lesquelles ainsi que les circonstances dans lesquelles ils limitent la manifestation de ces libertés

Par exemple, selon l’article 8 de la Charte,  « la liberté de conscience, la profession et la pratique libre de la religion sont garanties. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés ». L’expression sous réserve de l’ordre public apparaît ici comme une clause limitative de liberté qui pour autant, ne fait l’objet d’aucune définition, ni de précision sur son contenu.  Qu’est-ce qu’on entend par ordre public ? Qui définit son contenu ? Quelles sont les mesures entrant dans le cadre du maintien de l’ordre ou qui en sont exclues ?

La Charte reste muette sur toutes ces questions et laisse aux États une marge d’appréciation leur permettant de définir et de déterminer les mesures par lesquelles ainsi que les circonstances dans lesquelles ils limitent la manifestation de ces libertés. Il en va de même avec l’article 9 de la Charte aux termes duquel, « toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements », ou encore l’article 10 qui dispose que « toute personne a le droit de constituer librement des associations avec d’autres, sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi ».

Le renvoi aux lois et règlements étatiques crée des clauses restrictives à l’exercice de la liberté d’expression et de diffusion des opinions et à la libre constitution d’association. On laisse à l’État une marge d’appréciation assez importante pour pouvoir réguler ou limiter ces libertés. La récurrence des clauses limitatives de droits et libertés dans plusieurs articles de la Charte dégage l’impression d’une entreprise inachevée dans ce domaine de protection et de promotion des droits de l’homme. L’ambition de départ n’est pas menée jusqu’à son terme ; ce qui est regrettable.

Du point de vue de la pratique contentieuse, on note un certain nombre de goulots d’étranglement qui ne facilitent pas le recours des justiciables africains devant les organes régionaux de protection des droits de l’homme. Par exemple, la Cour africaine des droits de l’homme ne peut être saisie par les individus et les ONG que si et seulement si l’État en question a fait une déclaration de reconnaissance de compétences prévue à l’article 34 (6) du Protocole portant sa création, et ce, même si l’État en question l’a ratifié. Cette argutie juridique protectrice de la souveraineté des États, constitue depuis la création de la Cour jusqu’à nos jours, le talon d’Achille du système régional africain de protection des droits de l’homme.

La récurrence des clauses limitatives de droits et libertés dans plusieurs articles de la Charte dégage l’impression d’une entreprise inachevée dans ce domaine de protection et de promotion des droits de l’homme. L’ambition de départ n’est pas menée jusqu’à son terme ; ce qui est regrettable

S’agissant de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, ses communications ne sont pas contraignantes ; les États n’ont aucune obligation juridique à se conformer aux décisions rendues par elle. Si on s’intéresse à l’exécution des arrêts de la Cour pour les États qui ont fait la déclaration de compétence, on se rend compte que cela fait défaut.

Les États n’exécutent pas systématiquement les décisions rendues par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. On peut donner les exemples du Bénin, de la Côte d’Ivoire, du Rwanda et de la Tanzanie, qui ont catégoriquement refusé d’exécuter les arrêts rendus par la Cour sur des affaires les concernant.

Malheureusement, les organes politiques de l’Union africaine chargés de faire le suivi de l’exécution des arrêts ne s’y prennent pas avec toute la diligence et l’attention requise, parce que tout simplement quand le juge dit le droit, la politique entre par la petite porte ; ce qui constitue un énorme défi à relever. Toutes ces carences relevées dans la technique rédactionnelle et révélées par la pratique contentieuse doivent être traitées pour optimiser la protection des droits de l’homme au niveau continental.

 

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