Auteurs : Detto Marius ZIGBE et Jean-Marc SEGOUN
Organisation affiliée : Thinking Africa
Type de publication : Note de recherche
Date de publication : Janvier 2020
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Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
Si l’on veut que le citoyen ivoirien puisse exposer sa situation réelle sans ambages devant un juge impartial, il est nécessaire que les Tribunaux de l’État de Côte d’Ivoire soient à l’abri de toute pression politique. Dans la Côte d’Ivoire d’après avril 2011, les populations sont scandalisées par un certain « spectre » d’une justice soumise aux desideratas ou caprices des politiques.
Le droit à l’accès à la justice est un droit fondamental et indéniable, consacré tant dans le droit interne ivoirien que dans plusieurs instruments juridiques nationaux et internationaux. Le contexte socio-politique ivoirien fragilisé par plusieurs années de guerre civile, est marqué par la destruction du fonctionnement institutionnel de l’appareil judicaire ainsi que les mécanismes formels d’accès à la justice.
Quels sont les facteurs qui favorisent le non accès à la justice en Côte d’Ivoire ? Cette réflexion vise à identifier les défis liés à l’accès à la justice des populations ivoiriennes dans un pays engagé dans un processus de réconciliation.
Quid des impératifs de l’accès à la justice ?
Selon le rapport des Organisations de la Société Civile (OSC) en Côte d’Ivoire d’octobre 2013, l’impunité continue de gangrener la société ivoirienne. Elle se manifeste par l’injustice à l’encontre des victimes de la crise post-électorale. Le rapport des OSC ivoiriennes sur la situation en lien avec le système judiciaire ivoirien indique la nécessité d’une réforme à l’instar des autres secteurs.
Le renforcement de l’indépendance de la justice serait réalisée à 65 %, mais la séparation des pouvoirs n’est réalisée qu’à 0%
« Certaines évaluations des objectifs par le secrétariat du CNS sont paradoxales : ainsi le renforcement de l’indépendance de la justice serait réalisée à 65 %, mais la séparation des pouvoirs n’est réalisée qu’à 0%. » En effet, la réforme du système judiciaire doit remplir trois (3) conditions essentielles : rendre la justice accessible à tous, rendre la justice plus impartiale et rendre la justice plus efficace. Or, il existe à ce propos des limites d’ordre géographique, économique, culturel, social et temporel, voire psychologique. Elles constituent les défis majeurs auxquels l’institution judiciaire ivoirienne doit faire face pour aboutir à une réforme du système tant souhaitée.
- Le défi relatif aux limites économiques
Même si l’accès à la justice est gratuit, le plaideur doit faire face aux frais d’établissement des actes de procédure et surtout ceux relatifs à l’accès à la défense. En effet, les chances d’un plaideur de faire valoir ses points de vue et de défendre ses droits devant une juridiction, sont subordonnées dans de nombreux cas, à l’assistance d’un professionnel (avocat). Actuellement, l’ordre des avocats de Côte d’Ivoire compte à son Tableau six cent soixante-dix-sept (677) Avocats titulaires et onze (11) avocats stagiaires, soit un total de six cent quatre-vingt-huit (688) avocats qui font face aux contentieux. Toutefois, du fait de la faible capacité financière de la majorité de la population vivant en Côte d’Ivoire, le taux des affaires traitées par les avocats est faible. En d’autres termes, l’assistance d’un avocat ou de tout professionnel reste encore limitée aux couches dites défavorisées de la population.
44 % de l’ensemble des détenus et 57 % de ceux dans la prison centrale d’Abidjan étaient en détention provisoire, certains d’entre eux mineurs
L’inadéquation de l’offre de justice à la demande correspondante : Le ratio nombre de magistrats/nombre d’habitants reste encore faible en Côte d’Ivoire. Les magistrats sont en effet en nombre insuffisant dans les tribunaux ivoiriens. Ce faible taux de l’effectif des magistrats pourrait se justifier par l’insuffisance de budget pour le recrutement de magistrats et de greffiers. Une telle situation constitue inéluctablement un frein à l’accès de la justice. De ce qui précède, le réel déséquilibre entre l’offre et la demande de justice est mis en exergue.
Par exemple : « Les cas de détention provisoire prolongée ont constitué un problème. Selon les chiffres publiés par les pouvoirs publics, au 21 septembre, environ 44 % de l’ensemble des détenus et 57 % de ceux dans la prison centrale d’Abidjan étaient en détention provisoire, certains d’entre eux mineurs. Dans de nombreux cas, la durée de la détention provisoire égalait ou dépassait la peine prévue pour le crime présumé. L’insuffisance de personnel au ministère de la Justice, l’inefficacité du système judiciaire et le manque de formation ont contribué aux détentions provisoires prolongées ».
- Le défi relatif aux limites géographiques
En dépit des efforts fournis par l’État de Côte d’Ivoire pour améliorer le rapprochement de l’appareil judiciaire des populations, l’accès des populations à la justice en terme géographique, reste un défi majeur. En tout état de cause, il est loin d’être satisfaisant du fait d’une implantation faible des juridictions à l’intérieur du pays.
L’insuffisance de personnel au ministère de la Justice, l’inefficacité du système judiciaire et le manque de formation ont contribué aux détentions provisoires prolongées »
De ce qui précède, l’accès à la justice reste une farce pour certaines populations notamment rurales. Les audiences foraines qui devaient servir de palliatif à l’éloignement de certains justiciables de la justice ne se tiennent que de façon irrégulière faute d’une bonne planification et d’un soutien financier adéquat.
- Le défi lié à l’analphabétisme
Une frange de la population qui vit en Côte d’Ivoire est limitée pour ce qui concerne leurs droits et des procédures qu’ils pourraient envisager. Ladite population ne connaît donc pas les lois et les procédures judiciaires existantes et perçoit la justice non pas comme un service public chargé de protéger et de reconnaître ses droits, mais plutôt sous l’angle du spectre répressif. Dès lors, elle craint d’y recourir.
L’accueil des justiciables dans les services judiciaires reste une source de préoccupation
En dehors de l’analphabétisme, il faut noter le pluralisme juridique existentiel en Côte d’Ivoire. En effet, le droit positif ivoirien est caractérisé par la coexistence d’un droit écrit dit moderne produit par l’État, avec un droit coutumier né de la volonté populaire et des us et coutumes. Ce faisant, le droit ivoirien devient en soi difficile d’accès du fait de sa dualité.
- Le défi lié à la culture d’autorité du magistrat
En Côte d’Ivoire, l’opinion perçoit l’Institution judiciaire comme une institution renfermée dont elle ignore les règles et procédures qui apparaissent très complexes à ses yeux. De ce fait, L’institution judiciaire semble avoir intériorisé fortement la logique d’autorité au point qu’elle n’a pas su développer une communication appropriée susceptible de changer sa perception aux yeux des justiciables et conséquemment son accessibilité. Ainsi, l’accueil des justiciables dans les services judiciaires reste une source de préoccupation.
Et c’est en cela que le rôle des Organisations non Gouvernementales est salutaire dans la mesure où elles ne tarissent pas en termes d’actions de sensibilisation et de promotion de l’assistance judiciaire. L’institution judiciaire en Côte d’Ivoire est absorbée par cette « haute » culture d’autorité à tel point qu’elle-même semble éprouver des difficultés à apparaître comme un service public ; le magistrat ivoirien semble vu comme un « demi-dieu » et le citoyen lambda déploie de nombreux efforts pour éviter tous contentieux avec celui-ci.
- Le défi lié à la lenteur dans le traitement des dossiers judiciaires
« Tout retard apporté au cours de la justice n’est autre qu’un déni de justice », tel est l’axiome en vigueur chez les juristes du monde entier. En effet, la lenteur des procédures est un handicap pour l’équité du jugement tant dans une affaire criminelle que dans une affaire civile, dans la mesure où les témoins ne peuvent exposer précisément les faits en se fiant à leur mémoire. L’opportunité est ainsi donnée au pouvoir en place de mettre en exergue son omnipotence et son arbitraire.
Cette lenteur observée dans le traitement des dossiers judiciaires contribue à détourner les justiciables des juridictions et conduit ces derniers à rechercher d’autres voies pour le règlement de leurs différends
La justice ivoirienne semble lente et inefficace et il y a eu des problèmes pour faire exécuter les ordonnances des tribunaux. Cet allongement des procédures est imputable à :
- la mise en délibéré des affaires souvent pour plusieurs mois avec des possibilités de prorogation une ou deux fois. Quelques fois, le délibéré est rabattu pour reprise des débats ;
- les renvois souvent intempestifs ordonnés parfois pour des motifs légers ;
- les retards dans la rédaction des décisions en ce que lorsqu’une décision de justice est rendue, il s’écoule un délai souvent très long entre la date de son prononcé et celle à laquelle elle sera rédigée.
Cette lenteur observée dans le traitement des dossiers judiciaires contribue à détourner les justiciables des juridictions et conduit ces derniers à rechercher d’autres voies pour le règlement de leurs différends.
- Le défi lié à la non partialité de la justice
Il nous parait judicieux de rappeler que toutes les Constitutions de la Côte d’Ivoire indépendante ont toujours consacré l’État de droit et le principe de la séparation des pouvoirs. Le principe de la séparation des pouvoirs, qui demeure le principe fondamental de toute démocratie, fait interdiction aux trois pouvoirs que sont l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire de s’immiscer dans les domaines de compétences d’un autre. L’indépendance du Pouvoir Judiciaire, proclamée par l’article 139 de la Constitution Ivoirienne, protège les Magistrats des pressions de toutes sortes dont ils peuvent être l’objet, comme les citoyens soucieux du respect de leurs droits fondamentaux.
L’État de droit, il faut le rappeler, suppose l’égalité de tous devant la Loi, et des Juridictions Indépendantes. C’est pourquoi, la Constitution Ivoirienne, en son article 140 in fine, dispose : « (…) Le juge n’obéit qu’à l’autorité de la Loi ». Le principe de l’égalité de tous devant la Loi signifie qu’aucun citoyen, quel qu’il soit, ne doit être ou ne doit se sentir au-dessus de la Loi. La Justice, inéluctablement présentée comme clef de voûte de l’édifice social, constitue l’instrument par excellence de lutte contre l’arbitraire et les abus de tous genres dans un État de droit.
Conclusion
L’un des sujets les plus complexes de toute phase de post conflit pour nous est la justice transitionnelle. Il s’agit en effet à ce niveau d’assurer la justice impartiale pour les victimes de la crise sans pour autant compromettre la paix retrouvée et fragile. Dans le cas d’espèce en Côte d’Ivoire, des personnes qui ont été auteurs de graves violations des droits de l’Homme durant le conflit se trouvent en liberté et pire, occupent des postes de responsabilité au sommet de l’État dans tous les gouvernements post crise qui se succèdent.
Ce qui reste plus dangereux et compromettant pour la paix fragile acquise dans la mesure où les familles et victimes sont grandement déçues et la frustration qui en découlerait pourrait conduire certaines d’entre elles à mener des tentatives de se rendre justice elles-mêmes. Une telle situation ne peut que rendre davantage la paix plus fragile. Les autorités ivoiriennes devraient donc conjuguer cette phase post crise avec assez de prudence.
Les défis actuels de l’appareil judiciaire ivoirien résident dans la capacité des populations à avoir accès à l’information juridique ainsi qu’un accès légal à l’institution judiciaire. A cela s’ajoutent la capacité pour l’État de favoriser l’indépendance, l’impartialité de la justice comme institution autonome. Puis, le développement d’une stratégie de carrière pour le personnel judiciaire afin de garantir son efficacité.
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