« La violation des principes démocratiques doit être un motif d’ordre public de suspension de l’Etat dans toutes les organisations africaines », entretien avec Serigne Moustapha Niang, enseignant-chercheur sénégalais en droit public

WATHI s’est entretenu avec le Docteur Serigne Moustapha Bassirou NIANG, enseignant-chercheur en droit public. Dans cet entretien, il analyse la démarche et les options de la CEDEAO relativement aux coups d’État intervenus entre 2019 et 2021 et propose des pistes de réformes de l’organisation ouest-africaine afin de lui permettre de contribuer efficacement à l’endiguement des changements anticonstitutionnels de gouvernement dans la sous-région.

 

Biographie :

Enseignant-chercheur sénégalais en droit public à l’Unité de Formation et de Recherche des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal et auteur d’une thèse intitulée Étude des rapports entre le droit communautaire et le droit administratif des États membres de la CEDEAO et de l’UEMOA, le Docteur Serigne Moustapha Bachir est chercheur junior associé à l’Institut Québécois des Affaires Internationales (IQAI), membre du Laboratoire d’étude et de recherche sur les droits humains, le droit des affaires et la justice (DHDAJ) et membre du Laboratoire Collectivités Publiques (LACPU).

 

Entretien :

Quelle est la situation politique interne qui généralement favorise les crises constitutionnelles dans les États africains ?

Il est possible d’établir une typologie des sources des crises politiques et constitutionnelles en Afrique en partant notamment des exemples du Soudan, de la Gambie, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Mali, du Niger, de la République du Centre Afrique et du Tchad. Il nous est donné de constater à partir de ces exemples que deux situations politiques internes favorisent aujourd’hui les crises constitutionnelles en Afrique : l’existence de problèmes récurrents de mauvaise gouvernance politique et la persistance de l’autoritarisme étatique à tous les niveaux (politique, économique, social).

Du point de vue de la gouvernance politique, l’expérience politique de certains pays africains (Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Niger et République du Centre Afrique) révèle un effondrement de l’Etat en raison d’une mauvaise gestion financière des ressources naturelles, d’un défaut de prise en charge des questions liées à la multiethnicité et de la persistance des polémiques électorales.

Il arrive qu’il y ait des réformes menant à de fortes restrictions des libertés des citoyens et à la banalisation de la répression, et cela, soit en réponse à des tentatives réelles ou supposées de coup d’Etat, soit en raison de l’intolérance des gouvernants à voir se développer une opposition forte ou à leur réticence à consolider les libertés de presse et d’opinion

Relativement au problème de l’autoritarisme étatique, certains de ces pays à l’image du Tchad, de la Libye et du Burkina Faso, ont assisté à l’instauration d’un gouvernement militaire qui accède au pouvoir suite à un coup d’Etat ou à un mouvement insurrectionnel. Le maintien de ce gouvernement militaire au pouvoir a pour conséquence de transformer le régime démocratique théoriquement consacré par leurs Constitutions respectives en un régime dictatorial.

Dans ces circonstances, il y a de la part de ces gouvernements, une tendance à modifier la Constitution et les lois soit dans le but de renforcer les prérogatives présidentielles, soit en vue d’escamoter les élections. C’est une situation regrettable, compte tenu des efforts que la CEDEAO et l’Union africaine ont réalisés jusqu’ici pour garantir l’Etat de droit, la paix, la démocratie et le respect des droits de l’homme dans nos Etats.

Mais, cette situation n’est pas le propre des pays africains gouvernés par un régime militaire. Dans d’autres Etats où des civils sont au pouvoir, il arrive qu’il y ait des réformes menant à de fortes restrictions des libertés des citoyens et à la banalisation de la répression, et cela, soit en réponse à des tentatives réelles ou supposées de coup d’Etat, soit en raison de l’intolérance des gouvernants à voir se développer une opposition forte ou à leur réticence à consolider les libertés de presse et d’opinion.

Curieusement, ces formes d’autoritarisme sont presque devenues une pathologie en Afrique et elles apparaissent, de notre point de vue, comme la preuve d’une certaine rémanence du modèle d’administration autoritariste que nous avons hérité de l’ancienne métropole. Sur ce point, le nouveau constitutionnalisme africain n’a pas encore trouvé une réponse efficace pour éradiquer cette culture de la gouvernance par la violence et la répression héritée de l’Etat colonial.

La révolution en soi n’est pas mauvaise car elle a permis à certains Etats de rompre définitivement avec le modèle autoritariste et dictatorial. Mais, à force d’être banalisée, elle peut constituer une menace pour la stabilité de nos sociétés

Nous pouvons donc retenir que les causes profondes des crises en Afrique sont notamment à rechercher dans l’effondrement de l’État : le déclin économique, la culture de violence héritée de l’Etat colonial et la mauvaise gestion des ressources. Ces situations ont souvent conduit à des tensions sociales et politiques poussant davantage les peuples africains dans un cycle de révoltes et de révolutions marqué par une recrudescence des manifestions anti-régime et des coups d’Etat. De ce point de vue, il y a des raisons de penser que les peuples africains encourent le syndrome de la révolution.

La révolution en soi n’est pas mauvaise car elle a permis à certains Etats de rompre définitivement avec le modèle autoritariste et dictatorial. Mais, à force d’être banalisée, elle peut constituer une menace pour la stabilité de nos sociétés. C’est pourquoi aujourd’hui, les peuples africains doivent aussi s’interroger sur le rôle qu’ils ont joué dans ces crises. Certes, dans nos démocraties contemporaines, le droit à la résistance à l’oppression est un principe reconnu à tout peuple.

Cependant, ce droit est une épée de Damoclès car son exercice abusif peut conduire un pays au chaos. Les peuples africains ont par conséquent intérêt à réfléchir davantage sur les modalités de mise en œuvre d’un tel droit. A notre sens, pour atteindre la stabilité, l’encadrement de l’exercice d’un tel droit doit pouvoir être inscrit au titre des objectifs du nouveau constitutionnalisme africain.

Pourquoi la CEDEAO, voire même l’Union africaine paraissent si impuissantes face à toutes ces situations où des modifications constitutionnelles entrainent des crises politiques ? 

Le mot « impuissance » paraît trop fort à notre avis, mais nous pouvons retenir au moins deux facteurs qui expliquent la faiblesse (préférions-nous dire) de la CEDEAO face à de telles crises.

Le Premier facteur d’ordre politique est lié à la persistance de l’interétatisme dans le système institutionnel de la CEDEAO. D’abord, si l’on prend comme exemple le processus décisionnel de la CEDEAO, il est possible de constater les difficultés d’intervention d’urgence de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement. Généralement, quand une situation de crise constitutionnelle se présente dans un Etat membre, la Conférence est l’organe principal qui intervient pour prendre les décisions politiques et stratégiques adéquate en vue de s’assurer que la transition soit respectueuse des exigences internationales et communautaires qui pèsent sur l’Etat en question.

Il est vrai qu’avec la réforme de 1993, l’article 9.2 nouveau du Traité constitutif précise que « les décisions de la Conférence sont prises selon les matières à l’unanimité, par consensus, à la majorité des deux tiers des États membres ». Il revenait toutefois à un protocole additionnel de définir les domaines dans lesquels les décisions de la Conférence doivent être adoptées par consensus, ceux dans lesquels elle doit recourir à l’unanimité et ceux pour lesquels l’adoption s’opère à la majorité qualifiée.

Mais, jusqu’à ce jour, un tel protocole n’est pas encore adopté et, comme prévu à l’article 9.3 du Traité constitutif, la Conférence se contente pour le moment du mécanisme du consensus. Or, l’obtention du consensus n’est pas facile au sein de la Conférence, compte-tenu du fait que les chefs d’Etat et de gouvernement qui y siègent sont pour la plupart réticents à prendre des sanctions contre leurs homologues responsables de ses crises.

Le Président en exercice de la Conférence doit souvent négocier avec des chefs d’Etat pour parvenir à un consensus ; ce qui peut prendre du temps. C’est l’une des raisons qui expliquent le retard de la CEDEAO dans ses interventions, parce qu’une décision de la Conférence est nécessaire avant toute intervention matérielle de l’organisation sous-régionale dans un Etat en crise. La lourdeur d’une procédure décisionnelle basée sur le consensus ne favorise pas une intervention urgente de la CEDEAO.

L’obtention du consensus n’est pas facile au sein de la Conférence, compte-tenu du fait que les chefs d’Etat et de gouvernement qui y siègent sont pour la plupart réticents à prendre des sanctions contre leurs homologues responsables de ses crises. Le Président en exercice de la Conférence doit souvent négocier avec des chefs d’Etat pour parvenir à un consensus ; ce qui peut prendre du temps. C’est l’une des raisons qui expliquent le retard de la CEDEAO dans ses interventions

Ensuite, le processus décisionnel de la CEDEAO est quelque peu obstrué au moment de son intervention matérielle dans l’Etat en proie au conflit. En effet, lorsqu’il devient nécessaire pour elle de gérer un conflit politique national par une intervention militaire ou par la médiation, la CEDEAO manque souvent d’interlocuteurs de confiance dans les Etats en crise, à la fois du côté des gouvernants, de l’opposition et même des factions militaires.

Pour assurer la transition, la CEDEAO doit parfois négocier avec un gouvernement militaire de fait qui accède au pouvoir par un coup d’Etat. La négociation avec un tel gouvernement n’est pas facile en raison des velléités qui existent déjà entre ses membres et les chefs d’Etat qui composent la Conférence.

Enfin, une autre difficulté dans la gestion des crises est à situer dans la stratégie globale de la CEDEAO. N’étant pas un acteur direct de la crise, la CEDEAO cherche la médiation et la conciliation. Elle se place donc en acteur second et les enjeux géopolitiques ainsi que les problèmes financiers auxquels elle est confrontée sont à l’origine de ses hésitations.

Le second facteur d’ordre juridique interpelle les mécanismes à la disposition de la CEDEAO. En effet, c’est par les mécanismes du soft Law que la CEDEAO tente de régler les crises constitutionnelles. Très souvent, quand il s’agit de prendre des décisions pour régler les crises constitutionnelles, la CEDEAO préfère recourir à des recommandations pour s’adresser aux Etats concernés, à des déclarations et avis pour dire son point de vue sur la crise. Or, la valeur et la portée normative de ces actes pose problème. Il s’agit d’instruments juridiques non contraignants auxquels les Etats ne sont pas tenus techniquement de se conformer. 

Quelle appréciation faites-vous du mécanisme de prévention des crises politiques institué par la CEDEAO ?

Il faudrait rappeler que la CEDEAO n’a pas encore réglé les problèmes qui bloquent ses instruments de prévention des crises constitutionnelles. A titre d’exemple, le mécanisme issu du protocole de 1999 (relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité) pose un problème de suivi des rapports produits par la Commission ou le Conseil de médiation et de sécurité (CMS). Les travaux du Conseil de Médiation et de Sécurité se déroulent à trois niveaux : il faut au préalable une réunion des Ministres et celle des ambassadeurs qui donnent un avis qui prépare à la décision de la Conférence sur laquelle le CMS se fonde pour définir sa stratégie d’action.

De même, les mécanismes de bonne gouvernance posés par le protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance ne sont pas effectifs. Les principes de convergence constitutionnelle affirmés par ce protocole ne sont pas respectés par les Etats membres. L’on peut relever à titre d’exemple les problèmes liés au non-respect des règles constitutionnelles et communautaires relatives au mandat présidentiel, à la transparence électorale et aux réformes constitutionnelles et électorales réalisées à six (06) mois des élections.

Les mécanismes de bonne gouvernance posés par le protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance ne sont pas effectifs. Les principes de convergence constitutionnelle affirmés par ce protocole ne sont pas respectés par les Etats membres

Le problème principal qui explique de telles violations est que cet instrument juridique (le protocole de 2001) ne contient pas de véritable mécanisme de sanction de son non-respect. Le mécanisme de la surveillance multilatérale a largement montré ses limites. Il faut aller vers des mécanismes de sanction plus efficace du non-respect du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance. Certes la Cour de Justice de la CEDEAO se fonde souvent sur ce protocole pour sanctionner la violation de certains droits politiques dans le cadre du contentieux des droits de l’homme. Mais sa jurisprudence reste relativement contingente quant à la question de l’exécution de ses décisions par les Etats.

Dans quel sens la justice communautaire, notamment la Cour de justice de la CEDEAO pourrait contribuer à l’endiguement des crises constitutionnelles dans la sous-région ouest-africaine ? 

Le problème majeur est que le mécanisme juridictionnel innovant en place, celle du contentieux des droits de l’homme devant la Cour de justice de la CEDEAO (CJ-CEDEAO), n’est pas pris au sérieux. Il est rare que les décisions prises par cette juridiction, qui soulèvent des questions de gouvernance démocratique et de respect des droits de l’homme soient simplement exécutées voire correctement exécutées par les Etats. Or, les principaux facteurs de crise constitutionnelle en Afrique sont liés à la gouvernance démocratique et au respect des droits de l’homme.

Il est certes vrai que les arrêts rendus par la CJ-CEDEAO en matière de violations des droits de l’homme ont un caractère déclaratoire. Dans ces arrêts, le Cour se contente de constater la violation d’une obligation communautaire et en tirent une conclusion pouvant aboutir à une réparation ou à la prescription de mesures individuelles.

Aux termes de l’article 22 du statut de la CJ-CEDEAO « tous les organes de l’État membre concerné ont l’obligation d’assurer, dans les domaines de leurs pouvoirs respectifs, l’exécution de l’arrêt. En cas d’abstention de l’État membre dont le manquement a été constaté, la Commission a la faculté de saisir la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement afin qu’elle invite l’État membre défaillant à s’exécuter sans préjudice des sanctions prévues à l’article 74 du traité de l’Union relatif à l’exercice de la surveillance multilatérale ». L’inobservation des décisions rendues en ces matières est alors susceptible de mener à une sanction par l’organe politique communautaire.

Cette disposition montre à quel point les pouvoirs dont disposent les Cours communautaires africaines pour assurer l’exécution de leurs arrêts sont limités. Celles-ci n’ont pas en principe un pouvoir général de faire injonction aux États membres d’exécuter les décisions qu’elles rendent. Les textes régissant leurs compétences, résultat d’un compromis entre les Communautés et les États membres, n’ont pas entendu leur conférer un tel pouvoir.

Certes, il existe des cas isolés à l’occasion desquels la CJ-CEDEAO a pu exercer un tel pouvoir. Cependant, cette Cour ne s’autorise une telle démarche que de façon exceptionnelle lorsque l’effet utile du droit communautaire le commande. Il en est ainsi de la décision sur l’affaire Mamadou Tandja c/ République du Niger du 08 novembre 2010 où la Cour a ordonné la libération immédiate du requérant. Il en est de même de la décision de la Cour sur l’affaire Jérôme Bougouma et 4 autres c/ Burkina Faso où elle a demandé à « l’Etat du Burkina Faso de veiller à ce qu’un procès éventuel des requérants soit entouré de toutes les garanties du point de vue de l’équité et de l’impartialité ».

les pouvoirs dont disposent les Cours communautaires africaines pour assurer l’exécution de leurs arrêts sont limités. Celles-ci n’ont pas en principe un pouvoir général de faire injonction aux États membres d’exécuter les décisions qu’elles rendent. Les textes régissant leurs compétences, résultat d’un compromis entre les Communautés et les États membres, n’ont pas entendu leur conférer un tel pouvoir

S’agissant des décisions de la CJ-CEDEAO, les États n’ont qu’une obligation de résultat dans leur exécution. La reconnaissance d’une obligation de résultat incombant aux États membres fait réapparaître les doctrines dualistes dans le régime d’exécution des arrêts des Cours communautaires. En principe, l’application du principe d’autonomie institutionnelle et procédurale des États membres laisse le libre choix des moyens et des procédures d’exécution nationale des décisions des Cours communautaires. Il aurait été intéressant que la responsabilité étatique dans l’exécution des décisions de la Cour soit non seulement une obligation pressente de mettre fin à la violation constatée et de réparation des dommages éventuels, mais aussi une obligation future d’éviter à l’avenir toutes violations semblables.

Quelles seraient les réformes à mener pour permettre à la CEDEAO de faire respecter l’ordre constitutionnel par les autorités politiques des Etats membres ? 

Les problèmes auxquels la CEDEAO est confrontée sont à la fois structurels et fonctionnels et nécessitent plusieurs mesures. L’on pourrait toutefois identifier quelques réformes qui nous paraissent urgentes au regard des problèmes que nous avons tantôt identifiés.

Relativement à la Conférence des chefs d’Etats et de gouvernements, il est nécessaire d’inscrire les décisions relatives à la gestion des crises constitutionnelles au titre de celles qui doivent être prises par vote à la majorité. Le consensus est un mécanisme qui présente des lourdeurs incompatibles avec l’urgence qui caractérise les transitions constitutionnelles. A défaut d’instituer le système de la majorité, il est possible d’aller vers l’idée d’un « consensus approximatif » qui est basé sur l’existence de « tendances déterminantes ». Aussi, est-il nécessaire pour la Conférence de recourir à des actes plus contraignants que les recommandations et déclarations pour résoudre les crises.

Pour ce qui est du Conseil de médiation et de sécurité, il faut tenir compte de l’urgence des situations de crise. La procédure est lourde (décisions des Chefs d’Etat et de gouvernement, avis des ministres et des ambassadeurs avant l’intervention du Conseil) ; sa simplification est gage d’efficacité.

Relativement à la Conférence des chefs d’Etats et de gouvernements, il est nécessaire d’inscrire les décisions relatives à la gestion des crises constitutionnelles au titre de celles qui doivent être prises par vote à la majorité. Le consensus est un mécanisme qui présente des lourdeurs incompatibles avec l’urgence qui caractérise les transitions constitutionnelles

De même, il nous semble utile de renforcer les sanctions adressées aux Etats. La violation des principes démocratiques doit être un motif d’ordre public de suspension de l’Etat dans toutes les organisations africaines. Par ailleurs, il importe de relever que relativement à la question du respect de l’ordre constitutionnel, il est possible d’envisager l’intervention de la Cour de Justice de la CEDEAO lorsque le non-respect des règles constitutionnelles et/ou électorales par un Etat membre conduit à une violation du droit communautaire applicable en ce domaine (exemple du protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance).

En effet, le traité révisé prévoit le recours en manquement étatique pour violation du droit communautaire. Il est donc envisageable qu’un tel recours puisse être initié devant la Cour dans les cas où une révision constitutionnelle ou législative est réalisée en violation des normes communautaires.

Toutefois, ce mécanisme de recours comporte des limites qui ne facilitent pas son opérationnalisation. De telles limites résultent de la conception de la qualité de requérant devant les juges communautaires. Dans ce type de recours, véritable instrument d’harmonisation des droits, les textes ne confèrent la qualité de requérant qu’aux États membres et à certains organes communautaires (la Commission).

Les individus, destinataires ultimes des normes communautaires, n’ont en principe pas la possibilité de saisir directement la Cour par cette voie de recours. Une telle solution, si elle se justifie à plusieurs égards, n’en demeure pas moins source de difficultés dans l’exercice par la Cours de Justice de son office.  La procédure en manquement comprend, avant la saisine de la juridiction communautaire, une étape précontentieuse éminemment politique où l’organe exécutif communautaire (la Commission), de sa propre initiative ou sur demande d’un autre État membre, établit une discussion avec l’État soupçonné de manquement aussi bien pour en définir l’objet que pour le résorber.

La violation des principes démocratiques doit être un motif d’ordre public de suspension de l’Etat dans toutes les organisations africaines

Cette étape peut s’avérer efficace, puisqu’elle offre à l’Etat la possibilité de se conformer au droit communautaire sans se faire condamner par le juge communautaire. Le problème qu’il convient de relever à ce niveau tient à l’absence d’obligation pour les États membres ou les organes communautaires de saisir les Cours de Justice pour qu’elles se prononcent sur le manquement en question. La décision de saisir le juge communautaire d’un recours en manquement est une décision discrétionnaire des États membres et de la Commission. Il n’est pas évident qu’un tel recours soit initié par des Etats qui sont eux-mêmes soupçonnés de réformes « déconsolidantes » au même titre que l’Etat en crise.

Face aux situations de crise constitutionnelles issues de manipulations constitutionnelles, les Etats de la CEDEAO escamotent souvent la voie juridictionnelle et manifestent une préférence à la négociation afin de convaincre l’État concerné de respecter ses obligations issues du droit communautaire. Cette phase précontentieuse comporte un risque de limiter les possibilités d’intervention du juge communautaire du fait du champ qu’elle ouvre à la négociation.

Au cours des négociations, il peut arriver que les autorités communautaires désignées à cet effet, subissent la pression des États et passent sous silence certains manquements en raison d’enjeux divers. L’efficacité du recours en manquement, comme mécanisme de communautarisation, peut ainsi être mise en péril en amont de la saisine du juge communautaire.

Il aurait été intéressant d’ouvrir ce recours à d’autres requérants que la Commission et les Etats membres. C’est en cela que la création du Parlement de la CEDEAO peut être une plus-value démocratique. Le recours en manquement doit pouvoir être ouvert au Parlement de la CEDEAO, mais bien évidemment, autrement constitué. Les députés actuels qui y siègent sont désignés par leurs parlements nationaux dominés par une majorité présidentielle.

On voit mal que de tels députés puissent initier des recours en manquement contre leurs leaders politiques qui dirigent les gouvernements de leurs Etats. Cela fait voir la nécessité de créer une seconde chambre au sein du parlement communautaire dont les membres seront directement élus par les peuples des Etats membres. Cette chambre serait plus disposée à introduire un recours en manquement contre les gouvernements qui violent le droit communautaire par des manipulations constitutionnelles souvent sources de crises politiques en Afrique de l’ouest.

Face aux situations de crise constitutionnelles issues de manipulations constitutionnelles, les Etats de la CEDEAO escamotent souvent la voie juridictionnelle et manifestent une préférence à la négociation afin de convaincre l’État concerné de respecter ses obligations issues du droit communautaire

La CEDEAO gagnerait beaucoup à avoir la synergie des organisations africaines en matière de sanction aux changements anticonstitutionnels de Constitution ou de gouvernement. L’Union africaine doit pouvoir porter ce combat en invitant les autres organisations à se mobiliser pour des actions communes et concertées en matière de gestion des crises constitutionnelles.

Relativement à l’efficacité des décisions prises par la CEDEAO, elle dépend en grande partie du volontarisme des Etats et de la coopération des autorités nationales, notamment des juges nationaux. Il revient aux juges nationaux, constitutionnels, administratifs et judicaires de veiller au respect des décisions de la Cour de la CEDEAO par les autorités publiques dans le domaine des droits de l’homme et celui des principes communautaires relatifs à la démocratie et à la bonne gouvernance. C’est grâce à cette coopération des juges nationaux que la CEDEAO pourra assurer une gestion efficace des crise constitutionnelles et politiques en Afrique de l’ouest.


 

PS : Cet entretien avec le Docteur Serigne Moustapha Bassirou NIANG s’est tenu à l’occasion de la table ronde virtuelle organisée par WATHI en partenariat avec la Fondation Konrad Adeneaur  le 19 novembre 2021, sur le sujet « Les récentes crises constitutionnelles en Afrique : l’Union africaine et la CEDEAO impuissantes ? ».

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