La réputation chèrement acquise de la CEDEAO en danger, Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, 2020

Auteur : La rédaction du Centre

Organisation affiliée : Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique

Type de publication : Article

Date de publication : Mars 2020

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Alors que plus en plus de dirigeants ouest-africains s’efforcent de modifier les règles afin de consolider leur emprise sur le pouvoir et refusent d’abandonner leur poste à la fin de leur mandat, la réputation de la CEDEAO en matière de respect des normes démocratiques en est mise à rude épreuve. Leader de longue date dans l’avancement des normes démocratiques en Afrique, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est confrontée au défi croissant d’un recul démocratique.

Lors des élections présidentielles de 2020 au Togo, le président Faure Gnassingbé a remporté dès le premier tour une victoire peu plausible (et un quatrième mandat) en dépit d’un mécontentement populaire généralisé qui avait suscité des manifestations massives au cours des deux années précédentes.

En Guinée, le président Alpha Condé, âgé de 82 ans, souhaite un référendum constitutionnel qui propose d’étendre la durée des mandats présidentiels de cinq à six ans. L’on s’attend à ce que Condé utilise un tel amendement comme prétexte pour justifier la poursuite d’un troisième mandat (…).

Au Bénin, pays à l’avant-garde du mouvement pour la démocratie multipartite en Afrique dans les années 1990, les partis d’opposition ont boycotté les élections législatives d’avril 2019, dénonçant une fraude électorale et des mesures répressives prises par les services de sécurité, notamment des arrestations arbitraires et des tirs sur les manifestants. Seuls deux partis, tous deux alliés au président Talon, ont été autorisés à se présenter et seulement 27% de la population s’est rendue aux urnes.

Dans chacun de ces cas et à divers degrés, la CEDEAO s’est généralement tenue à l’écart alors que des processus démocratiques essentiels étaient démantelés ou ignorés. Cette passivité s’est manifestée en dépit du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance entériné par le CEDEAO en 2001, un document novateur qui ancre le respect des normes démocratiques dans la région et définit les responsabilités collectives de ses membres pour faire respecter les processus démocratiques lorsqu’ils sont menacés.

  • Un héritage durement acquis pour la défense de la démocratie

L’inaction de la CEDEAO face au recul démocratique est d’autant plus remarquable qu’au cours des deux dernières décennies l’organisme régional s’était forgé une réputation de leader parmi les organisations régionales africaines en matière de défense des principes démocratiques.

Lorsque le président gambien Yahya Jammeh avait refusé de quitter ses fonctions après avoir perdu les élections de décembre 2016, la CEDEAO avait sollicité les dirigeants régionaux pour qu’ils le persuadent de démissionner. Après l’échec de  cette initiative, la CEDEAO avait expulsé Jammeh de l’organisation et menacé une opération militaire qui finit par le conduire à l’exil.

C’est en 1990 que la CEDEAO avait pour la première fois démontré  sa volonté de contrer une gouvernance déstabilisatrice dans la région, lorsqu’elle déploya une force de 3 000 hommes au Libéria pour mettre fin à la guerre civile et faciliter la création d’un gouvernement démocratique. En 2003, elle lança un processus diplomatique pour persuader le président d’alors, Charles Taylor, de quitter ses fonctions étant donné que sa complicité dans des crimes de guerre compromettrait le processus de paix et de réconciliation.

En 2015, la CEDEAO avait innové en proposant l’interdiction d’un troisième mandat parmi ses États membres. Paradoxalement, elle aurait été adoptée si Jammeh, qui, à ce stade, avait été au pouvoir pendant près de 20 ans, et  Faure Gnassingbé, dont la famille dirige le Togo depuis plus de 50 ans, n’y avaient pas été opposés

En Côte d’Ivoire, la CEDEAO a utilisé un modèle similaire. Le pays fut plongé dans une crise lorsque son président d’alors, Laurent Gbagbo, refusa de quitter la présidence après avoir perdu les élections d’octobre 2010 face à Alassane Ouattara. La CEDEAO refusa de reconnaître Gbagbo comme président, menaça d’utiliser la force militaire et rejeta une décision de la Cour constitutionnelle qui annulait les résultats en faveur de ce dernier.

En septembre 2015, la CEDEAO dépêcha à Ouagadougou une délégation de haut niveau conduite par le président sénégalais Macky Sall, après que des chefs militaires fidèles au président déchu Blaise Compaoré aient monté un coup d’État contre un gouvernement civil de transition. Cette médiation conduit les putschistes à se retirer, permettant ainsi la reprise du processus démocratique.

Ces engagements, ainsi que d’autres pris par la CEDEAO en faveur du respect des normes démocratiques, ont renforcé la transition vers la démocratie dans la région. En outre, en 2015, la CEDEAO avait innové en proposant l’interdiction d’un troisième mandat parmi ses États membres. Paradoxalement, elle aurait été adoptée si Jammeh, qui, à ce stade, avait été au pouvoir pendant près de 20 ans, et  Faure Gnassingbé, dont la famille dirige le Togo depuis plus de 50 ans, n’y avaient pas été opposés.

  • L’ambivalence récente de la CEDEAO

(…) lors de récentes menaces contre la démocratie au Bénin, en Guinée et au Togo, les dirigeants de la CEDEAO n’ont pas su rallier l’organisme régional vers une action décisive. Compte tenu de sa taille, de son économie et de sa puissance militaire, le Nigeria joue inévitablement un rôle de premier plan au sein de la CEDEAO. Certains observateurs considèrent que la réponse passive du Nigéria à ces crises régionales serait le produit du déficit de légitimité démocratique du président Muhammadu Buhari et de sa préoccupation face à ses propres défis internes.

Des manifestations contre les manœuvres du président Faure Gnassingbé pour manipuler les limites de mandat imposées par la constitution ont éclaté au cours de son mandat de président de la CEDEAO. L’organisme régional s’est alors trouvé dans l’impossibilité de monter une réponse significative. La médiation de la CEDEAO n’a commencé qu’après que Buhari ait assumé la présidence en juillet 2018 alors que la crise avait déjà duré un an.

Le degré variable de volonté politique et les défis institutionnels ont entraîné une application incohérente des sanctions en cas de violation des normes démocratiques. Par exemple, le sommet de la CEDEAO de juillet 2018 a adopté une feuille de route de réformes pour le Togo. La CEDEAO y appelait le gouvernement à procéder à une révision complète du fichier électoral avant les élections législatives. Le Sommet recommandait également la reconstitution de la Commission électorale nationale indépendante avec la pleine participation de toutes les parties prenantes et la possibilité pour la diaspora togolaise de voter dans ses divers lieux de résidence. Mais le Togo rejeta les réformes, défiant ouvertement les autorités régionales. Au lieu de riposter en imposant des sanctions ou d’autres pénalités dont la CEDEAO avait fait usage auparavant, l’organisme régional est resté complètement muet, envoyant à Gnassingbé et à ses alliés le simple message qu’ils pouvaient bafouer les normes régionales en toute impunité. En effet, lorsque le Togo organisa ses élections législatives en décembre 2018 en l’absence des réformes demandées, la CEDEAO « se félicita du bon déroulement d’élections libres et transparentes ».

  • Redynamiser un engagement régional

Pour que la région retrouve son rôle de chef de file dans la promotion des normes démocratiques et des avantages qui en découlent, il faudra que la société civile et les dirigeants politiques prennent un certain nombre de mesures.

La démocratie est le résultat d’un ensemble de valeurs et de croyances partagées, basées sur les droits des citoyens à participer au processus politique, l’égalité politique, les limites du pouvoir exécutif, le respect de l’État de droit et un gouvernement servant les intérêts de ses citoyens, entre autres caractéristiques. Ce sont des valeurs auxquelles les citoyens vivant dans les pays de la CEDEAO ont constamment adhéré depuis les années 1990. Étant donné que le fondement des démocraties est centré sur les citoyens, il appartient donc en dernier ressort aux citoyens et à la société civile des pays de la CEDEAO de continuer à exiger que leurs voix soient entendues et les normes démocratiques respectées.

La CEDEAO semble plus encline à se mobiliser lorsqu’elle réagit à une spirale de conflits. Cependant, ce même niveau d’urgence est requis en présence de menaces contre les normes démocratiques qui contribuent également à l’instabilité dans la région

L’aptitude de la CEDEAO à faire respecter de manière systématique son Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance a été entravée par l’influence politique exercée par certains chefs d’État qui occupaient alors les fonctions de Président de l’Autorité des chefs d’État. Par conséquent, la CEDEAO devrait envisager de donner à un organe technocratique l’autorité de décider si un membre est coupable de violation des normes démocratiques et d’identifier les sanctions appropriées afin de dépolitiser ces décisions. Ce changement s’accompagnerait d’une répartition plus claire des responsabilités et des pouvoirs entre les organes exécutif, législatif et judiciaire, afin d’établir un meilleur équilibre par rapport à la concentration actuelle du pouvoir au sein de l’exécutif. Cela contribuerait à se prémunir contre l’usage par un État membre de l’exécutif pour se soustraire à tout examen, comme l’a fait le Togo en 2017. Un tel changement s’inscrirait dans la continuité du vaste réexamen des réformes institutionnelles lancé par la CEDEAO en 2017.

La CEDEAO semble plus encline à se mobiliser lorsqu’elle réagit à une spirale de conflits. Cependant, ce même niveau d’urgence est requis en présence de menaces contre les normes démocratiques qui contribuent également à l’instabilité dans la région. La CEDEAO dispose de nombreuses voies d’engagement qui ne nécessitent pas pour autant une intervention militaire.

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