La règle de l’épuisement des voies de recours internes devant les juridictions internationale : le cas de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, La revue Afrilex, 2020

Auteur : Abdou Khadre Diop

Organisation affiliée : Afrilex

Type de publication : Article

Date de publication : Juillet 2020

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La Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après la Cour) est une juridiction internationale chargée de la protection des droits de l’homme en Afrique. Par sa jurisprudence, elle interprète la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après, la Charte) et tout autre instrument pertinent de droit de l’homme ratifié par les États concernés. Dans cette optique, il est utile de s’interroger sur l’approche développée par la Cour dans l’analyse de la règle centrale d’épuisement des voies de recours internes.

La règle de l’épuisement des voies de recours internes est une règle procédurale de droit international selon laquelle, « préalablement à la saisine d’une juridiction internationale pour une affaire donnée, il pèse sur le requérant l’obligation de soulever ladite affaire, au moins en substance, devant les instances nationales ». Autrement dit, on conditionne l’action étatique internationale à l’épuisement préalable, par la victime, des voies de recours que l’ordre interne de l’État défendeur met à sa disposition. Plus spécifiquement, c’est dans le contentieux du droit international des droits de l’homme que la règle trouve une fortune particulière.

Dans ce mouvement, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui est la plus jeune juridiction continentale de protection des droits de l’homme, ne peut connaitre des requêtes présentées devant elle, qu’à la condition que les voies de recours internes soient épuisées. C’est ce qui ressort de la lecture combinée de l’article 56 (5) de la Charte et de l’article 6 (2) du Protocole de Ouagadougou créant ladite Cour. En effet, l’article 6 (2) du Protocole renvoie à l’article 56 de la Charte en ce qui concerne les conditions de recevabilité des requêtes devant la Cour.

  1. Une approche structurelle protectrice des États

Dans sa jurisprudence, la Cour développe une vision structurelle de la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Autrement dit, elle cherche toujours à replacer la règle dans un ensemble systémique et lui donne ainsi une valeur cardinale, voire centrale. C’est du moins la conclusion qui résulte de l’analyse de la règle au regard de la structure du système africain de protection des droits de l’homme (A) et au regard de la structure du contentieux africain des droits de l’homme (B).

  1. La règle et la structure du système

Sur ce premier aspect, on peut avancer deux niveaux d’analyse. Le premier niveau renvoie tout simplement au volontarisme bien connue en droit international public. En effet, lorsque la Cour évoque « les relations entre États parties avec le Protocole et la Charte » ou lorsqu’elle dit que « les États parties ratifient le Protocole en tenant pour acquis… », on voit tout simplement le truisme selon lequel l’érection de la règle dans le système africain de protection des droits de l’homme n’est rien d’autre que le produit de la volonté des États. Autrement dit, la règle, en plus d’être un produit de la souveraineté des États, a pour vocation de défendre la souveraineté des États.

C’est en tout cas ce qui ressort de l’article 34 (6) évoqué qui matérialise l’exigence d’une déclaration facultative préalable de la part des États pour un accès effectif des individus et ONG à la Cour. Cette clause a été qualifiée de talon d’Achille du système et une grande majorité des ONG la considère, non seulement comme un obstacle majeur à la garantie des droits de l’homme par la Cour africaine, mais aussi comme un facteur à l’origine de l’atrophie fonctionnelle de celle-ci.

Ce n’est qu’après l’échec des procédures judiciaires internes, et donc à titre subsidiaire, que la Charte africaine et son Protocole prévoient l’intervention des organes qu’ils instituent

La règle de l’épuisement des voies de recours internes s’explique aussi à travers la notion de souveraineté-responsabilité. Une telle notion s’est, aujourd’hui, imposée dans la doctrine, tout comme dans la pratique internationale. En effet, la souveraineté ne s’interprète plus seulement en termes de droits de l’État sur la scène internationale mais, elle englobe aussi des obligations internes.

Ainsi, le droit international définit la souveraineté en tenant compte de sa finalité protectrice. C’est cette conception que traduit aussi la règle de l’épuisement des voies de recours internes selon l’interprétation qu’en fait la Cour. En effet, la Cour met en avant l’idée de responsabilité première des États afin de redresser les violations des droits de l’homme relevant de leur juridiction et la combine avec celle de subsidiarité.

En effet, c’est aux États parties et à leurs appareils exécutifs et législatifs qu’il appartient en premier lieu d’assurer l’application effective des dispositions de la Charte africaine. En cas de violation de leurs obligations, c’est à leurs appareils judiciaires qu’il appartient, au premier chef, de redresser la situation. Ce n’est qu’après l’échec des procédures judiciaires internes, et donc à titre subsidiaire, que la Charte africaine et son Protocole prévoient l’intervention des organes qu’ils instituent.

  1. La règle et la structure du contentieux

Concernant l’examen de la règle, en lisant les arrêts de la Cour, il convient de noter que c’est l’un des passages où il y a le plus de développements dans la phase de l’examen de recevabilité de la requête. Mieux, à chaque fois que la Cour procède à l’examen de la recevabilité, la règle est analysée, qu’elle soit ou non soulevée par le défendeur, ce qui contraste avec la solution retenue en droit international général.

Autrement dit, même en l’absence d’exception d’irrecevabilité soulevée par le défendeur pour non épuisement des voies de recours internes, le juge analyse la question, proprio motu. Cela trouve une base légale dans l’article 39 du Règlement de la Cour et vient conforter ce que disait la Cour dans l’affaire Peter Joseph Chacha : « la règle de l’épuisement des voies de recours internes est une exigence du droit international et non une question de choix ».

Concernant la preuve de l’épuisement des voies de recours internes, elle repose, selon la Cour, sur le requérant. Ce dernier doit apporter la preuve d’avoir épuisé ou essayé d’épuiser toutes les voies de recours internes mis à sa disposition. L’absence d’une telle preuve conduit à l’irrecevabilité de la requête. La présence et l’analyse des éléments de preuves par la Cour constitue donc une opération importante dans la procédure contentieuse. Comme le note la Cour, dans l’affaire Epoux Diakité, « il appartient au plaignant d’entreprendre toutes les démarches nécessaires pour épuiser ou au moins essayer d’épuiser les recours internes ; il ne suffit pas que le plaignant mette en doute l’efficacité des recours internes de l’Etat du fait d’incidences isolées ».

Concernant la preuve de l’épuisement des voies de recours internes, elle repose, selon la Cour, sur le requérant

Ainsi, concrètement, les requérants doivent joindre tous les éléments de preuve pertinents attestant de l’épuisement des voies de recours internes (copies de jugement, mémoires, ordonnances d’habeas corpus, etc). C’est ce qui ressort de l’article 34 (4) du Règlement intérieur de la Cour selon lequel « la requête (…) doit comporter la preuve de l’épuisement des voies de recours internes ou de leur prolongation anormale… ».

Dans l’affaire Franck David Omary, la Cour a, par exemple, fait observer que les requérants n’ont pas fourni la preuve de la clôture de leur action devant les juridictions internes. De même, en vertu de l’article 39 du Règlement intérieur de la Cour, cette dernière peut, suo motu, demander aux parties de lui fournir tout document ou élément de preuve qu’elle juge pertinent. 

  1. Une approche substantielle promotrice de l’accès des particuliers au prétoire de la Cour

Tandis que l’approche structurelle est très largement en faveur du respect de la souveraineté des États, l’approche substantielle permet de mieux garantir l’accès à la justice internationale pour les particuliers. Tandis que l’approche structurelle s’intéresse à l’importance ou à la place de la règle de l’épuisement des voies de recours internes dans la structure du système et dans le contentieux des droits de l’homme devant la Cour, l’approche substantielle est celle qui est développée dans le cadre de l’application de la règle. Elle s’intéresse aux questions liées à la nature du recours (A) et aux critères sur la base desquels le juge considère que la règle est applicable ou pas (B).

  1. La nature du recours

En droit international général, on a pu relever que les voies de recours à épuiser ne sont pas forcément des recours de nature judiciaire, mais également des recours de nature administrative, dès l’instant qu’ils sont de nature à donner une satisfaction pour redresser une situation de violation des droits de l’homme. Le fait que la juridiction soit administrative, constitutionnelle ou relève de l’ordre judiciaire stricto sensu, importe peu. L’essentiel est qu’elle appartienne à ce troisième pouvoir, éludé dans la théorie classique de la séparation des pouvoirs. C’est ainsi que la Cour exclut toutes les voies de recours qui ne sont pas de nature judiciaire.

Les voies de recours à épuiser ne sont pas forcément des recours de nature judiciaire, mais également des recours de nature administrative, dès l’instant qu’ils sont de nature à donner une satisfaction pour redresser une situation de violation des droits de l’homme

C’est ce qu’elle a fait dans son premier arrêt de fond. En effet, dans l’affaire Mtikila et autres contre Tanzanie, la Cour avait à apprécier une disposition constitutionnelle interdisant les candidatures indépendantes qui voulaient se présenter à un mandat électif (ici les élections présidentielles). Dans ses exceptions préliminaires, l’État défendeur soulevait que la question, conformément à la position de la plus haute juridiction du pays, devait être réglée par le Parlement.

Cette voie était donc, selon le défendeur, inexplorée, d’autant plus qu’une commission parlementaire a été mise sur place pour recueillir l’avis du grand public sur la question. Ainsi, le requérant serait en mesure de se prononcer et d’attendre l’issue de cette voie de recours. Se fondant sur les acquis jurisprudentiels en matière de protection des droits de l’homme, la Cour balaie d’un revers de main cet argument de l’État défendeur.

Toutefois, il convient de noter à ce niveau, que la Commission a abandonné une telle vision absolutiste dont la Cour fait sienne, au profit d’une vision utilitariste ou fonctionnelle. En effet, la Commission, dans les affaires Hammadi Kammoun c/ Tunisie et Geneviève Mbiankeu c/ Cameroune, a reconnu que les recours de nature administrative ou autre, dès lors qu’ils sont prévus et fonctionnent dans l’ordre interne, tombent dans la catégorie des recours à épuiser. Selon la Commission, « dans l’hypothèse où les recours administratifs sont prévus par le droit interne, de tels recours sont à épuiser s’ils sont disponibles et efficaces ».

La Cour exige, en plus de la nature judiciaire, la nature ordinaire des voies de recours internes au sens de l’article 56 (5) de la Charte. Cette exigence est propre au système africain de protection des droits de l’homme. On ne la retrouve pas dans le droit de la Convention EDH, ni dans le droit de la protection diplomatique ou encore en matière d’arbitrage international. Elle trouve ses racines dans la jurisprudence de la Commission africaine, reprise par la Cour.

En effet, de jurisprudence constante, la Commission africaine a toujours soutenu que les recours auxquels il est fait référence à l’article 56 (5) de la Charte sont des recours ordinaires. Dans l’affaire Interights et autres c/ Mauritanie, la Commission note que les recours ordinaires sont « des recours courants qui existent dans les juridictions et normalement accessibles aux personnes en quête de justice ».

La Cour reprend systématiquement cette exigence en essayant d’en dresser les critères. Ainsi, il en ressort qu’un recours n’est pas ordinaire s’il ne relève pas de soi, impose une autorisation préalable pour des raisons spéciales et est accordé de manière discrétionnaire. Il en résulte que le caractère discrétionnaire et le caractère exceptionnel d’une voie de recours semblent placer cette dernière dans la catégorie des recours extraordinaires, donc exclus du giron de l’article 56 (5) de la Charte. La Cour, en appliquant de tels critères, développe systématiquement une jurisprudence considérant les recours en révision et certains recours en inconstitutionnalité comme de recours extraordinaires.

  1. L’analyse substantielle des critères du recours

Selon l’article 56 (5) de la Charte, les requêtes devant la Cour doivent « être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ». Le texte pose ainsi une exception à la règle. Autrement dit, dans l’hypothèse d’une procédure interne qui se « prolonge de façon anormale », les requérants ne sont pas obligés d’observer l’exigence de la règle de l’épuisement des voies de recours internes.

On voit très rapidement la connexité de cette exception à la règle de fond de l’article 7 de la Charte qui pose le droit pour toute personne à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable. C’est, d’ailleurs, pour cette raison que la Cour a, dans la célèbre affaire Norbert Zongo (exceptions préliminaires), décidé de joindre l’analyse de la recevabilité en ce qui concerne l’exigence d’épuisement des voies de recours internes à l’analyse de fond sur l’allégation de violation des droits des requérants à ce que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable.

Dans l’hypothèse d’une procédure interne qui se « prolonge de façon anormale », les requérants ne sont pas obligés d’observer l’exigence de la règle de l’épuisement des voies de recours internes

Mais, le fait de conclure que la procédure est prolongée ne suffit pas pour que l’exception prévue par l’article 56(5) soit opérationnelle. Il faut, en plus, que cette prolongation soit anormale. Cela signifie que cette exception ne saurait être retenue si le défendeur peut démontrer que la procédure s’est prolongée « de façon normale ». Autrement dit, lorsque des raisons valables peuvent justifier la prolongation de la procédure dans une affaire, il n’y a pas lieu de qualifier la prolongation d’anormale. C’est le cas, par exemple, d’un pays confronté à une crise interne qui affecte le fonctionnement régulier de la magistrature.

La Cour africaine, reprenant la jurisprudence constante de la Commission et des autres cours régionales, consacre une exception prétorienne à l’obligation d’épuisement des voies de recours internes. En effet, les recours internes qui doivent être épuisés, répondent à un certain nombre de critères. Si le requérant parvient à démontrer l’absence d’un de ces critères, cela signifie qu’il n’est plus dans l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

Il s’agit, selon la Cour, dans une formule synthétique, des critères de disponibilité, d’efficacité et de suffisance. Et, la Cour donne une définition de chaque critère, en se fondant sur le sens ordinaire des mots et la jurisprudence de la Commission. Ainsi, un recours disponible est celui qui « peut être utilisé sans obstacle par un requérant ». De cette définition, nous pouvons noter deux éléments : la disponibilité éventuelle (« qui peut être utilisé ») et la disponibilité réelle (« sans obstacle »).

Les recours internes qui doivent être épuisés, répondent à un certain nombre de critères. Si le requérant parvient à démontrer l’absence d’un de ces critères, cela signifie qu’il n’est plus dans l’obligation d’épuiser les voies de recours internes

Dans la pratique jurisprudentielle, la Cour analyse ensemble les critères d’efficacité et de suffisance, tant les deux sont liés. Un recours efficace est « celui qui offre des perspectives de réussite ». Autrement dit, l’efficacité d’un recours se mesure dans « sa capacité à remédier à la situation dont se plaint celui ou celle qui l’exerce ». La suffisance (ou satisfaction) renvoie, selon la Cour, à la même idée, en ce qu’elle vise « un recours qui est à même de donner satisfaction au requérant ». Ainsi, l’efficacité et la suffisance visent le résultat attendu en exerçant telle ou telle voie de recours. Un recours est ainsi inefficace, si le résultat est connu d’avance.

 

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