La limitation des mandats présidentiels est la clé du progrès démocratique et de la sécurité en Afrique, Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, 2021

Auteur : Joseph Siegle et Candace Cook

Organisation affiliée : Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique

Type de publication : Article

Date de publication : Août 2021

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Quatre dirigeants africains ont entamé encore un autre mandat au cours des premiers mois de 2021 alors qu’ils étaient déjà au pouvoir depuis en moyenne 31 ans. (…) Ces cas illustrent une tendance croissante des dirigeants à contourner la limitation des mandats en Afrique. Depuis 2019, un tiers de toutes les élections d’Afrique a été entaché par le non-respect de la limitation des mandats, et par la légalité douteuse qui en a résulté pour les candidats sortants.

On peut penser qu’il n’y a rien de mal en soi à ce que des dirigeants restent au pouvoir pendant de longues périodes, dans la mesure où ils gardent leur popularité tout au long de leur mandat et servent l’intérêt public. Et c’est effectivement l’argument avancé par ceux qui insistent pour rester au pouvoir plus longtemps. Au contraire, les dirigeants qui ont contourné les règles ont tendance à encadrer des gouvernements qui sont de plus en plus répressifs, corrompus et instables.

Sans surprise, le non-respect de la limitation des mandats est lié à des périodes de pouvoir plus longues. Le moindre respect de la limitation des mandats en Afrique a directement contribué au fait que près du quart des dirigeants africains (12 sur 54) est au pouvoir depuis plus de 20 ans. Si l’Afrique ne peut pas inverser ce mouvement, elle sera confrontée au retour des « présidents à vie » et de facto aux États à parti unique, qui étaient la marque du continent avant la vague de démocratisation qui a balayé la région dans les années 1990. Le maintien et le rétablissement de la limitation des mandats en Afrique ont des conséquences sur les objectifs plus larges de démocratisation, de développement et de sécurité.

  • Pourquoi c’est important

S’il ne s’agissait que de quelques dirigeants isolés restant au pouvoir un peu plus longtemps, ce serait une question intéressante mais d’une pertinence stratégique limitée. Mais en fait, le non-respect de la limitation des mandats est lié à une multitude de défaillances affectant la gouvernance et la sécurité.

Comme indiqué ci-dessus, les dirigeants qui ont échappé à la limitation des mandats sont en poste trois à quatre fois plus longtemps que ceux des pays qui les respectent. Les mandats les plus longs sont, à leur tour, liés à des niveaux plus élevés de corruption. Les 14 pays dans lesquels les dirigeants ont volontairement respecté la limitation des mandats ont un classement mondial médian de 88 sur 180 pays sur l’indice annuel de perception de la corruption de Transparency International, qui évalue la corruption dans le secteur public telle qu’elle est perçue. Ce classement se compare à la position médiane de 134 pour les 16 pays où les dirigeants ont modifié ou supprimé la limitation des mandats.

En fait, les huit conflits internes ou politiques en cours en Afrique se déroulent dans des pays qui n’ont pas de limitation des mandats ou dans lesquels celle-ci n’a pas été respectée

Les pays où les dirigeants ont contourné la limitation des mandats sont également plus sujets aux conflits. Près de 40 % des 16 pays où les dirigeants ont contourné les limitations des mandats sont confrontés à des conflits, le même pourcentage que celui observé dans les huit pays où il n’y a pas de limitation des mandats en vigueur. Ce chiffre est à comparer à seulement sept pour cent dans les 14 pays où la limitation des mandats a été volontairement maintenue. En fait, les huit conflits internes ou politiques en cours en Afrique se déroulent dans des pays qui n’ont pas de limitation des mandats ou dans lesquels celle-ci n’a pas été respectée.

Ces relations soulignent que la dégradation de la limitation des mandats n’est pas un phénomène isolé, mais qu’elle fait partie d’un processus plus vaste de démantèlement des contrôles et des équilibres au sein de l’exécutif. Les dirigeants qui échappent à la limitation des mandats contournent également l’État de droit. Fait révélateur, même après avoir surmonté les obstacles constitutionnels pour se présenter pour un troisième mandat, ces dirigeants doivent encore invariablement manipuler le système électoral afin de parvenir à un résultat favorable. En bref, les dirigeants qui restent au-delà de deux mandats ne sont pas portés par une vague de popularité mais par leurs propres ambitions.

  • Le contournement, mode d’emploi

Depuis 2015, 10 dirigeants ont réussi à « remettre à zéro » leur mandat en révisant la constitution ou par l’adoption d’une nouvelle constitution. Les modifications apportées sont ensuite utilisées pour justifier l’autorisation d’un élu à exercer un nouveau mandat en vertu de la nouvelle constitution. Les dirigeants du Tchad, des Comores, de Côte d’Ivoire et du Togo, entre autres, ont tous suivi cette voie. Dans chacun de ces cas, les dirigeants et les partis au pouvoir interprètent ces changements constitutionnels comme cela les arrange, souvent avec le soutien de juges nommés par les exécutifs qui vont en bénéficier. De plus, certains dirigeants utilisent des amendements multiples pour réinitialiser l’horloge constitutionnelle. Dans le cas du Tchad, une nouvelle constitution adoptée en 2018 a simultanément rétabli la limitation de deux mandats et augmenté la durée de ceux-ci de cinq à six ans.

En Guinée, l’ambassadeur russe Alexander Bregadze a publiquement exhorté le président Alpha Condé à modifier la constitution afin qu’il puisse briguer un troisième mandat, en déclarant : « Ce sont les constitutions qui s’adaptent à la réalité, pas les réalités qui s’adaptent aux constitutions »

Bien que les dirigeants africains n’aient pas besoin d’encouragements pour contourner la limitation des mandats, des acteurs externes autoritaires les ont parfois couverts. En Guinée, l’ambassadeur russe Alexander Bregadze a publiquement exhorté le président Alpha Condé à modifier la constitution afin qu’il puisse briguer un troisième mandat, en déclarant : « Ce sont les constitutions qui s’adaptent à la réalité, pas les réalités qui s’adaptent aux constitutions ». Suite à ces encouragements, Condé a fait valider un référendum constitutionnel controversé sept mois avant de se faire élire pour la troisième fois en 2020, affirmant que la nouvelle constitution réinitialisait le calcul de la limitation des mandats.

Onze élections se sont tenues dans les 13 pays où les dirigeants ont contourné la limitation des mandats depuis 2015. Ces 11 résultats sont jugés douteux par les observateurs objectifs. Ces dirigeants restent donc au pouvoir sans mandat populaire

Les méthodes d’adoption des amendements constitutionnels sont souvent juridiquement douteuses. Même dans les cas où les rédacteurs constitutionnels ont explicitement indiqué l’impossibilité d’effectuer plus de deux mandats, des dirigeants ont contourné cette sécurité en affaiblissant les organes de contrôle tels que les assemblées législatives, les cours constitutionnelles et les commissions électorales.

Il est à noter que, même une fois que la limitation des mandats a été contournée, l’expérience montre que les dirigeants sortants doivent contrefaire les résultats des élections ultérieures pour rester au pouvoir. Onze élections se sont tenues dans les 13 pays où les dirigeants ont contourné la limitation des mandats depuis 2015. Ces 11 résultats sont jugés douteux par les observateurs objectifs. Ces dirigeants restent donc au pouvoir sans mandat populaire.

  • Défendre la limitation des mandats

Si des dirigeants tentent de contourner la limitation des mandats, c’est parce qu’ils croient pouvoir le faire. Ils estiment que les normes et les restrictions institutionnelles en place ne sont pas assez solides pour les empêcher de conserver le pouvoir. De plus, ils voient peu à perdre et beaucoup à gagner en essayant. Pourtant, les élus sortants sous-estiment parfois l’adversité déterminée à maintenir la limitation des mandats.

En 2016 et 2017, le président béninois, Patrice Talon, a proposé des amendements constitutionnels qui auraient prolongé le mandat présidentiel à six ans, mais limité le pouvoir suprême à un seul mandat. Le Parlement a rejeté ces propositions, craignant qu’elles ne justifient la réinitialisation du compte de mandats de Patrice Talon. En 2019, le parlement a par la suite renforcé la limitation des mandats en spécifiant qu’une « clause à vie » s’appliquait, ce qui a encore réduit les possibilités de réinterprétation de la restriction.

Les alliés du président de longue date, Blaise Compaoré, ont proposé un amendement à l’article 37 de la Constitution à l’Assemblée nationale qui aurait permis à celui-ci de rester au pouvoir 27 ans de plus. Cette proposition a déclenché des manifestations massives autour de l’Assemblée nationale et du palais présidentiel, exigeant la destitution de Blaise Compaoré. Dans la mêlée, l’Assemblée nationale a été réduite en cendres

Le renversement sans doute le plus spectaculaire d’une tentative de prolongation des mandats s’est produit au Burkina Faso en 2014. Les alliés du président de longue date, Blaise Compaoré, ont proposé un amendement à l’article 37 de la Constitution à l’Assemblée nationale qui aurait permis à celui-ci de rester au pouvoir 27 ans de plus. Cette proposition a déclenché des manifestations massives autour de l’Assemblée nationale et du palais présidentiel, exigeant la destitution de Blaise Compaoré. Dans la mêlée, l’Assemblée nationale a été réduite en cendres. Blaise Compaoré a d’abord retiré sa proposition afin d’apaiser les manifestants. Cependant, comprenant l’ampleur de la colère qui s’était déchaînée, il a remis sa démission dans les 24 heures et s’est enfui en exil en Côte d’Ivoire.

Ces cas montrent que les tentatives de contournement de la limitation des mandats peuvent être bloquées. Cependant, il s’agit presque toujours de luttes à enjeux élevés, exigeant une réponse institutionnelle et populaire énergique. Ceux qui s’opposent à l’extension des mandats, bien que beaucoup plus nombreux, doivent encore progresser dans l’information et l’éducation de leurs partisans, qui ont nécessairement une vision imparfaite du fait que la durée limitée des mandats présidentiels bénéficie directement aux citoyens. Les risques envers la sécurité personnelle des citoyens ordinaires sont cependant clairs et tangibles.

Priorités dans la restauration des normes de limitation des mandats en Afrique

Inverser la tendance du contournement de la limitation des mandats est donc un élément central du renforcement de la démocratie en Afrique. Étant donné que des dirigeants ont pu bafouer les faibles structures institutionnelles de certains pays africains, des mesures correctives sont nécessaires non seulement par les acteurs nationaux mais aussi aux niveaux régional et international.

  • L’importance des acteurs nationaux

Les récentes annulations de la limitation des mandats en Afrique ont presque toujours rencontré une résistance nationale. Comme le montrent les sondages, les manifestations et les boycotts, les citoyens africains ont toujours montré qu’ils aspiraient à de véritables systèmes politiques démocratiques. Bien que cette résistance ait été insuffisante pour bloquer les contournements de la limitation des mandats dans certains pays, la mobilisation nationale est le fondement des futures réformes et doit être soutenue et renforcée pour pouvoir gagner du terrain.

  • Rétablir la limitation constitutionnelle des mandats dans tous les pays africains où elle a été supprimée

Une première étape importante pour inverser la dégradation des normes de limitation des mandats est de s’assurer que des restrictions existent réellement. Actuellement, il y a quatre pays (Cameroun, Djibouti, Gabon et Ouganda) où la limitation des mandats précédemment inscrite a été supprimée et huit autres pays (Eswatini, Érythrée, Éthiopie, Gambie, Lesotho, Libye, Maroc et Somalie) où la limitation des mandats n’a jamais été adoptée. La mise en place de ces limitations est une priorité politique importante pour les défenseurs de la démocratie car elle institue une durée légale limitée au pouvoir de chaque président, empêchant la tradition des présidents à vie de perdurer.

  • Renforcer la règle selon laquelle les réformes constitutionnelles ne réinitialisent pas le décompte de la limitation des mandats

Les dirigeants africains cherchant à rester au pouvoir ont à maintes reprises utilisé l’astuce selon laquelle toute révision de la constitution constitue une réinitialisation de la gouvernance. Ils prétendent que cette révision vaut remise à zéro du décompte de limitation des mandats, même dans les cas où la constitution indique explicitement que les extensions ne sont pas autorisées Cette justification doit donc être rejetée sans équivoque dans le discours national, régional et international sur la limitation des mandats. Tant que ce n’est pas le cas, l’Afrique verra probablement d’autres limitations imposées au pouvoir exécutif être contestées.

Ils prétendent que cette révision vaut remise à zéro du décompte de limitation des mandats, même dans les cas où la constitution indique explicitement que les extensions ne sont pas autorisées Cette justification doit donc être rejetée sans équivoque dans le discours national, régional et international sur la limitation des mandats

  • Le rôle des acteurs régionaux

Alors que la lutte autour du maintien des normes de limitation des mandats sera menée dans chaque pays, ces efforts ne sont souvent pas suffisants. Si un élu a le contrôle du pouvoir judiciaire, il sera probablement en mesure d’obtenir une décision en sa faveur sur l’interprétation même fragile des prolongations de sa durée au pouvoir. Dans ces cas, le rôle des acteurs régionaux peut être important en tolérant ou en rejetant les tentatives de prolongation des mandats présidentiels.

  • Reconstruire les normes régionales sur la limitation des mandats 

À plusieurs reprises dans le passé, l’Union africaine, ainsi que les organes de coordination régionaux en Afrique de l’Ouest et en Afrique australe, ont adopté une position ferme en soutenant le maintien de la limitation des mandats, conformément à la Charte de l’UA de la démocratie, des élections et de la gouvernance, signée par 46 pays. Ces dernières années, reflétant à la fois les changements de leadership dans ces organes et le recul démocratique plus général en Afrique, ces organisations régionales sont devenues moins proactives dans la défense des normes démocratiques. Inverser cette posture sera vital pour faire évoluer les normes régionales entourant la limitation des mandats et la crédibilité de ces organisations elles-mêmes. Cela dit, étant donné le nombre de dirigeants africains qui ont eux-mêmes contourné la limitation des mandats, il est peu probable que la réforme soit initiée par les chefs d’État eux-mêmes.

  • Habiliter le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine 

Une mesure pratique qui pourrait être prise afin de reprendre l’initiative sur ces questions est de renforcer le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine. Le CPS a la possibilité de déterminer lorsqu’une infraction aux normes de limitation des mandats est en cours. Composante de la Commission de l’Union africaine, doté d’experts techniques, le CPS est en mesure de procéder à une évaluation crédible de ces risques. Lorsqu’une infraction sera identifiée, elle pourra déclencher une série d’actions par l’organisme régional identifié dans la Charte de la démocratie, notamment une médiation de haut niveau, la suspension de l’adhésion, la non-reconnaissance et des sanctions. Cela peut également envoyer un signal important indiquant que le « comme si de rien n’était » ne s’appliquera pas.

  • Le rôle des acteurs internationaux

Alors que les acteurs nationaux doivent être à l’avant-garde du respect des normes démocratiques dans leurs pays respectifs, les acteurs internationaux peuvent jouer un rôle de soutien précieux tout au long du cycle du contournement de la limitation. L’influence de tous les acteurs démocratiques internationaux sera toutefois amplifiée si leurs efforts sont coordonnés et s’ils envoient des signaux cohérents.

  • Renforcer les institutions de contrôle 

L’effort des élus pour rester au pouvoir au-delà de leurs mandats constitutionnels est essentiellement un défi aux freins et contre-pouvoirs d’un gouvernement démocratique. C’est l’équivalent d’un président sortant qualifiant de bluff la capacité des institutions démocratiques d’un pays à le forcer à partir. Pour aider les sociétés africaines en voie de démocratisation à passer ce test, les acteurs démocratiques internationaux doivent investir dans le renforcement des institutions démocratiques qui seront chargées de se prononcer sur tout le processus électoral. Les institutions prioritaires à cibler sont : les organes législatifs, les organes de gestion électorale, les magistratures indépendantes, la presse libre et la société civile – pour mener des décomptes parallèles des voix qui soient crédibles, entre autres.

  • Enquêtes indépendantes sur la fraude électorale 

Si les efforts visant à contourner la limitation des mandats devaient aboutir à une élection frauduleuse, les acteurs internationaux, en coordination avec les organismes régionaux, doivent soutenir des enquêtes indépendantes sur ces processus électoraux, comme cela a été proposé à la suite des élections controversées de décembre 2018 en République démocratique du Congo. Une telle enquête révélerait que les résultats officiels (bien que non publiés) et ceux du vaste décompte des voix parallèle de l’Église catholique sont en cohérence, et diffèrent considérablement des résultats qui ont été annoncés publiquement. Des audits électoraux similaires seraient justifiés pour d’autres élections, dans les cas de contournement de la limitation des mandats. Une telle « autopsie » indépendante des élections peut conduire à des recours juridiques, tels qu’une nouvelle organisation des élections comme cela a été fait au Malawi et au Kenya, réduisant ainsi l’instabilité et les préoccupations persistantes concernant l’illégitimité.

 

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