Auteur : Pétanhangui Arnaud Yéo, Kaphalo Ségorbah Silwé et Joseph Koné
Organisation affiliée : Afrobarometer
Type de publication : Étude
Date de publication : Mai 2020
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Introduction
La démocratie est un mode de gouvernance par lequel le peuple décide de dessiner son avenir. Elle incarne ainsi l’expression de la reconnaissance de l’État de droit et des droits de l’homme. Depuis les années 1990, les états africains ont massivement adhéré à ce modèle de gouvernance (…).
Néanmoins, dans de nombreux pays africains, le processus de mise en œuvre de la gouvernance démocratique a été confronté à plusieurs obstacles, au rang desquels les entorses aux libertés individuelles et collectives, à la transparence et l’équité des élections, et à l’égalité des chances devant la loi, pour ne citer que ceux-ci.
Le cas de la Côte d’Ivoire nous interpelle à ce sujet. Bien qu’il s’avère que les populations ivoiriennes manifestent une forte aspiration à la démocratie, en témoigne les luttes menées pour accéder à l’indépendance en 1960 et au multipartisme, son histoire n’a jamais permis au pays de prétendre à une place honorable dans le classement des pays démocratiques.
L’actualité illustre les défis démocratiques que le pays continue à affronter, comme la demande de l’Association de la Presse Etrangère (APECI) que les autorités fassent cesser toutes sortes de harcèlement aux journalistes ou encore le fait que le gouvernement ne reconnaisse pas la compétence de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (2020) par rapport au mandat d’arrêt émis contre l’ex-Président de l’Assemblée Nationale Soro Guillaume et l’emprisonnement de ses collaborateurs.
Dans ce contexte, l’on se pose la question à savoir, la démocratie est-elle mythe ou réalité en Côte d’Ivoire?
- Demande démocratie en Côte d’Ivoire
A travers les données d’Afrobarometer, nous observons qu’une grande majorité des Ivoiriens rejettent les formes de régimes autoritaires. En effet, environ huit répondants sur 10 sont opposés au régime dictatorial présidentiel (84%), au régime de parti unique (81%), et au régime militaire (78%). En plus, près de trois quarts (73%) des Ivoiriens affirment leur préférence pour la démocratie comme type de gouvernement.
La demande de démocratie apparaît plus prononcée chez les citoyens qui ont un niveau d’instruction supérieur (56%) ou secondaire (55%) que chez les moins instruits (45%-46%)
Mais quand nous regardons quelles proportions préfèrent la démocratie et en même temps rejettent tous les trois régimes autoritaires, la demande de démocratie représente juste la moitié (51%) des Ivoiriens, ce qui est une illustration du soutien mitigé de la démocratie en Côte d’Ivoire. La demande de démocratie en Côte d’Ivoire s’exprime avec des différences sur le plan socio-démographique. Les partisans des partis d’opposition manifestent une plus forte demande de démocratie (61%) par rapport à ceux du Rassemblement des Houphouëtistes Pour la Démocratie et la Paix (RHDP) (45%), la coalition au pouvoir. Ce sentiment est légèrement moins prononcé chez les personnes qui ne se considèrent « pas proches d’un parti politique » (48%) par rapport aux « proches d’un parti politique » (54%).
On remarque que la demande de démocratie apparaît un peu plus élevée chez les hommes (53%) que chez les femmes (48%) et qu’elle augmente avec l’âge, allant de 47% chez les jeunes jusqu’à 58% pour la classe de 56 ans et plus. De même, la demande de démocratie apparaît plus prononcée chez les citoyens qui ont un niveau d’instruction supérieur (56%) ou secondaire (55%) que chez les moins instruits (45%-46%).
- Un déficit de l’offre de démocratie
Si une petite majorité des Ivoiriens demandent la démocratie, ce n’est que quatre Ivoiriens sur 10 (soit 43%) qui pensent que leur pays est « une pleine démocratie » ou « une démocratie avec des problèmes mineurs », et à peine un tiers (soit 34%) qui sont « assez satisfaits » ou « très satisfaits » de son fonctionnement. De ces deux indicateurs découlent ainsi l’offre perçue de démocratie, qui est appréciée par près de trois Ivoiriens sur 10 (soit 27%).
D’un point de vue socio-démographique, la perception de l’offre de démocratie en Côte d’Ivoire laisse transparaître quelques disparités. Les partisans des partis d’opposition sont beaucoup moins enclins à voir un niveau acceptable de démocratie (11%) que ceux du parti au pouvoir (55%). On note aussi que la perception de l’offre de démocratie est un peu moins forte chez les personnes « pas proches d’un parti politique » (26%) que chez celles qui se considèrent « proches d’un parti politique » (30%), ainsi que chez les jeunes (27%) comparés aux vieux (33%).
Mais en 2019, la proportion de ceux qui jugent leur pays comme « une pleine démocratie » ou « une démocratie avec des problèmes mineurs » a chuté à quatre sur 10 (43%, soit une récession de 7 points), et ceux qui se déclarent satisfaits de son fonctionnement à 34%.
- Un constat de fragilité persistant de la démocratie en Côte d’Ivoire
Même depuis un retour à la stabilité politique amorcé après la crise politico-militaire de 2011, le positionnement pas très prestigieux du pays dans le Democracy Index du Economist Intelligence Unit (2019) dénote d’une fragilité persistante de la gouvernance démocratique en Côte d’Ivoire. Cette réalité transparaît aussi à travers un paradoxe perceptible dans les enquêtes d’Afrobarometer. Les résultats montrent que malgré une affection majoritaire à la démocratie, son mauvais fonctionnement est largement fustigé.
Plus de trois quarts (76%) des citoyens en Côte d’Ivoire affirment que les gens sont « souvent » ou « toujours » traités inégalement devant la loi
Pour preuve, nous constatons que l’offre de démocratie telle que perçue par les Ivoiriens est de moitié inférieure à sa demande. De façon spécifique, l’offre de démocratie est passée de 21% en 2013 à 34% en 2017 avant de s’affaisser en 2019 (27%, un recul de 7 points). La demande de démocratie, quant à elle, concernait plus de six Ivoiriens sur 10 sur la brève période de 2013-2014 avant de connaître une baisse notoire qui s’est poursuivie jusqu’en 2019, où elle représente cinq Ivoiriens sur 10 (51%).
L’égalité devant la loi est une pierre angulaire de l’état de droit et un indicateur de la bonne santé de toute démocratie. Mais à ce niveau, plus de trois quarts (76%) des citoyens en Côte d’Ivoire affirment que les gens sont « souvent » ou « toujours » traités inégalement devant la loi. Cela représente un rebond de 25 points de pourcentage après une baisse à 51% en 2017.
La proportion des Ivoiriens qui estiment être « pas du tout libres » ou « pas très libres » d’exprimer leur opinion s’est accrue de quatre sur 10 (41%) en 2013 à cinq sur 10 (49%) en 2019
Tout pays démocratique se doit de garantir aux médias une liberté d’exercer sans contrainte. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, le sentiment des citoyens exprime des signes d’insuffisances à ce niveau. En effet, la majorité (53%) considèrent que les médias ne sont « pas du tout libres » ou « pas très libres » de diffuser et de commenter l’actualité sans censure ni ingérence du gouvernement, contre 45% qui pensent que les médias sont « entièrement » ou « assez » libres.
S’il n’y a pas de liberté d’opinion, il n’y’a pas de démocratie. De même, lorsqu’un état déroge à ce principe, cela donne à questionner sa consistance démocratique. En Côte d’Ivoire, les tendances sur la satisfaction de la liberté d’opinion restent insuffisantes pour de nombreux citoyens. On remarque que la proportion des Ivoiriens qui estiment être « pas du tout libres » ou « pas très libres » d’exprimer leur opinion s’est accrue de quatre sur 10 (41%) en 2013 à cinq sur 10 (49%) en 2019.
- Quelques aspects positifs de la démocratie en Côte d’Ivoire
Pour les populations ivoiriennes, il existe quelques aspects positifs dans le fonctionnement de leur démocratie, bien que plusieurs indicateurs démontrent sa fragilité. Par exemple, au sujet des conditions de tenue des élections, l’opinion critique semble minoritaire au fil des années. En effet, selon les enquêtes d’Afrobarometer, la proportion des Ivoiriens qui estiment que leurs toutes dernières élections étaient « entièrement libres et équitables » ou « libres et équitables avec des problèmes mineurs » est passée de 36% en 2013 à 62% en 2019.
Au niveau de la liberté d’adhésion aux organisations politiques, qui est un droit protégé par la Constitution à travers son Article 20, des notes positives sont perçues par les citoyens
Aussi, dans un contexte où les enjeux électoraux cristallisent l’actualité, il semble que le désir des Ivoiriens d’avoir les élections libres et équitables parait largement partagé. Malgré une chute de 10 points de pourcentage depuis 2013, ceux qui soutiennent que nous devrions choisir nos dirigeants à travers des élections régulières, libres, et transparentes représentent trois quarts des Ivoiriens (77%). Ce sentiment interpelle les acteurs politiques à créer pour les élections à venir des conditions acceptées de tous. Cela revient à chercher un consensus autour de la Commission Électorale Indépendante (CEI) afin d’éviter des suspicions et des troubles à la suite des élections qu’elle organise, comme ce fut le cas par le passé.
Si les régimes qui se sont succédés à la tête de la Côte d’Ivoire depuis son indépendance ont tout le temps été décriés comme étant liberticides, quelques avancements sont à constater depuis ces dernières années. Au niveau de la liberté d’adhésion aux organisations politiques, qui est un droit protégé par la Constitution à travers son Article 20, des notes positives sont perçues par les citoyens. La proportion de ceux qui estiment être « assez libres » ou « entièrement libres » d’adhérer à une organisation politique de leur choix est autour des deux tiers entre 2013 (65%) et 2019 (67%), sauf en 2014, ou elle a connu un pic en atteignant les trois quarts des répondants (77%).
L’existence de la minorité (33% en 2019) qui déclare être « pas très libre » ou « pas du tout libre » peut se justifier par le fait des atteintes gravissimes enregistrées quand il est question des libertés des partisans de l’opposition politique qui sont empêchés de manifester ou de s’exprimer par menaces ou par emprisonnement.
Conclusion
Après 60 ans d’indépendance, la Côte d’Ivoire est aujourd’hui encore en quête d’un raffermissement de sa gouvernance démocratique. L’enquête d’Afrobarometer confirme l’idée d’un fort attachement des Ivoiriens à la démocratie mais montre également qu’ils ont pleinement conscience des difficultés de la voir s’exercer et en demeurent insatisfaits.
Ils sont en effet majoritaires à se montrer critiques de l’offre de démocratie dans leur pays. Ce fait témoigne du sentiment des Ivoiriens qui perçoivent peu d’évolution quand il s’agit du respect des libertés des médias et d’opinion, de l’équilibre des pouvoirs, et de la garantie que les élus reflètent leurs vues.
Ces données suggèrent une fragilité persistante de la gouvernance démocratique en Côte d’Ivoire. Une telle situation ne présage rien de bon dans la mesure où elle peut déboucher sur des crises, comme celles qui ont déjà par le passé ébranlé le pays, ou céder le flanc à une déstabilisation comme le terrorisme qui gagne déjà du terrain dans les pays frontaliers tels que le Burkina Faso et le Mali.
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